Chapitre 4 : L'homme est naturellement bon.

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Debout, face à cette grande bâtisse, Charlotte a l'impression remarquable d'être devant le château de la Belle au Bois Dormant. Un sourire de complaisance flotte distraitement sur sa face constellée de tâches de rousseurs et parait s'attarder sur ses lèvres rouges, comme un bateau traversant la mer et s'arrêtant au port. La maison de ce Robespierre est une vaste demeure, élégante et imposante, construite aux abords de Paris, près d'un endroit presque magique, comme hors du temps, comme hors de l'espace, où s'épanouit une végétation exotique, où sont fondues de majestueuses moulures, où sont dessinés avec de l'or des motifs de bourgeois. Soudain, elle tressaille puis, ferme les yeux. Elle met les doigts sur ses paupières comme si elle avait voulu capturer dans sa mémoire quelques souvenirs d'une sorte de rêve.

Thérèse et elle sont arrêtées, après une longue route en voiture, quelques lourdes minutes et une sérieuse discussion, devant la grille en fer forgé qui sécurise l'entrée de la maison de Robespierre. Les avant-bras de Charlotte sont secoués par un tremblement qui tend ses muscles, qui remue sa chair, qui hérisse ses poils, sous la chaleur de juillet 1789, en même temps que le souvenir de paroles danse dans sa tête aux côtés de pensées, emmêlées les unes aux autres comme une grosse boule de laine. Durant le trajet en voiture, Thérèse a raconté à sa meilleure amie l'entièreté de son histoire. Prisonnière entre les abords du chapeau melon d'un jeune homme et les dentelles de la robe à volant d'une vieille femme, Charlotte l'a écouté. Dans la voiture, leurs compagnons de route ont jeté des regards indiscrets, ont soufflé dans leurs mains des murmures inaudibles ou se sont trémoussés près d'elles en espérant peut-être faire pousser dans leurs dos des ailes et s'envoler dans les airs. Le récit de Thérèse est un récit surprenant, inquiétant, que personne ne peut croire avec certitude immédiatement, que personne ne peut entendre entièrement la première fois. Charlotte a tenté de ne pas remarquer les tremblements dans la voix de Thérèse, les sursauts de ses frêles épaules et la brillance de ses yeux noisette. Cependant, Charlotte est de ces gens qui ne savent retenir les élans saugrenus de leurs âmes qui tiennent mal, retenues entre les digues de leurs corps, est de ces gens qui ne savent faire taire leurs cœurs posés au bord de leurs lèvres, est de ces gens qui ne savent supporter les petites douleurs à cause d'une sensibilité absurde que le moindre toucher déchire. Le récit de Thérèse a perturbé grandement Charlotte : elle s'est tordue les doigts lorsqu'elle lui a conté comment une femme à la grosse taille et au maquillage outrageux a tenté de la convaincre d'entrer dans sa maison de catin dès son arrivée à Paris, elle a suffoqué comme dans des vapeurs bouillantes lorsqu'elle lui a décrit sa rencontre avec l'avocat, maitre Robespierre, à la suite d'une altercation dans un café qu'elle avait rapidement pris l'habitude de fréquenter dans Paris et elle a versé de grosses, de lourdes et de timides larmes lorsqu'elle lui a détaillé les évènements de cette nuit où Louis a été enlevé.

Au bout d'une attente qui finit par n'avoir plus de sens, Thérèse pousse la grille en fer forgée : la grille se fend au milieu en cédant une large ouverture.

-       Entrons, propose Thérèse avant de s'avancer vers l'allée de pierre qui mène à la porte d'entrée de la demeure.

Charlotte, peu convaincue, nourrissant un début d'anxiété dans son estomac retourné, concède, à la fin d'une lutte interminable avec ses jambes, à suivre les pas de Thérèse. Pour s'aider à avancer entre la boue, les pierres et la végétation rencontrés sur le chemin, elle remonte jusqu'à ses chevilles sa longue robe faite de tissus bariolés. La pluie s'est arrêtée de tomber, cependant, l'eau a ramolli la terre devenue une vase épaisse. Chacun de ses pas émet un bruit singulier, pareil à un clapotement énervé : ses bottes à talons s'enfonçant en profondeur. Charlotte se maudit elle-même, à chacun de ses pas, d'avoir choisi de porter une telle toilette. Cependant, en venant à Paris, elle n'avait pas pensé devoir marcher dans la boue, explorer un large domaine et rencontrer ce Robespierre que tous craignent, même dans les campagnes isolées.

Au coeur de ParisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant