Notre liberté

47 5 11
                                    

Le jour de tes dix huit ans, tu es réveillée, comme moi, par un grand bruit : ce dernier vient de ton salon. C'est ton père qui vient de le faire, en brisant un des violons qui prenaient la poussière dans ton salon. Comme figée, tu n'as pas osé bouger, gardant tes mains glacées sur ta couette. Ce n'a pas été mon cas : je me suis relevé, j'ai quitté mon pantalon de pyjama, enfilé mes vêtements puis mes chaussures. J'arrive quelques minutes après dans le jardin, puis dans la rue : rien devant la maison de Thérèse, mais devant la tienne, quelque chose m'attire. Ton père, en tout cas ce que je devine être ton père, jette dans le coffre d'une camionnette des cartons, et ce dans un boucan infernal : il titube, a un œil méchant qui me fait trembler. Je comprends alors ce qui te terrifie chez lui.

- Qu'est ce que tu veux, immonde batard !

Sa question n'en est pas vraiment une, alors je me contente de me retirer sans répondre. Je toque à la porte de la maison de Thérèse, qui m'ouvre la minute d'après.

- Qu'est ce que ce bruit ? me demande t elle
- Le père d'Eleanor.

Sans un mot en plus, je rentre dans sa maison, puis m'installe à la fenêtre de Thérèse afin de surveiller le moindre mouvement que réalise ton père.

Quand, la camionnette s'en va, je ne t'ai pas vu une seule fois alors je me précipite dans ton entrée.

- Eleanor !

Je crie ton nom plusieurs fois, puis je t'entends dévaler les escaliers et tu te laisses tomber dans mes bras, m'enlaçant alors comme si tu avais compris que tu avais été en danger pendant toutes ces années.

- Je crois qu'il est parti, chuchotes tu, essoufflée
- Je crois aussi.

J'enlace nos doigts, puis nous rentrons chez Thérèse, en nous installant ensuite à la table de sa cuisine. Presque immédiatement, elle pose dessus trois tasses, qu'elle remplit de thé.

- Raconte nous tout, Eleanor, murmure t elle

Hésitante, tu lèves le regard vers moi, et je te fais un mince sourire pour te rassurer, en serrant encore ta main dans la mienne.

Avec courage, bravoure, tu commences à raconter tout. La première fois qu'il t'a touché, qu'il a volé, tel le monstre qu'il était, en toi les papillons de ton innocence, sans aucune possibilité qu'ils te reviennent. C'est alors que tu places ce récit dans le temps que je me rend compte avec horreur de pourquoi tu as cessé de me voir.

- Il t'avait vu m'embrasser, murmures tu, les yeux brillants de larmes

Tu confirmes alors mes pensées, et un sentiment de culpabilité me ronge. Si je n'avais pas fait don de ce geste d'affection ce jour là, t'aurait t il touché ? Il avait associé cet acte à la vulgarité qui venait de naître en toi, et il avait estimé que tu devais être punie. Alors, comme lui, j'étais coupable.

Puis, tu te confies sur la fréquence de ces viols, et mon estomac se tord. Tu dis avec une telle facilité que c'était tous les jours, et même parfois, plusieurs fois, et j'ai des nausées. Je transfère toute mon empathie dans ta main que je ne compte pas lâcher de si tôt.

Je sens dans tes mots que tu as l'impression que tu méritais, que tu mérites de souffrir, puisque tu ne le repoussais pas.

Quand tu sembles avoir fini, Thérèse essuie les larmes qui coulent sur ses joues, puis te demande si elle peut t'enlacer, et tu acceptes. Tu réponds à son étreinte mais tu ne lâches pas ma main. Quand elle s'éloigne et s'excuse car elle a besoin d'aller aux toilettes quelques instants, tu te tournes vers moi, et j'ai su que tu n'avais pas besoin de "tu es courageuse", "je suis fier de toi", "tu n'as rien fait de mal". Tu veux juste que je sois là, et que je reste à tes côtés. J'ouvre mes bras, et tu fonces dedans, sans même hésiter. Avec délicatesse, je renferme mes bras sur ton corps frêle, et je te chuchote :

- Je serai là.

Tu ne réponds pas, mais je sais que tu m'as entendu. Toi aussi, tu m'entends toujours. Je sens tes doigts froids t'accrocher à ma nuque, ta respiration sur mon épaule.

Lorsque Thérèse revient, nous sommes toujours ainsi. Elle sourit faiblement, puis te propose de rester chez elle le temps qu'il faudra. Tu quittes mes bras, puis réponds :

- Je ne me débarrasserai pas de ma maison, j'ai grandi dedans, et ma mère est morte dedans. Je ne peux pas l'abandonner.
- Reste au moins quelques jours.

Tu hoches la tête, puis Thérèse annonce qu'elle retourne se coucher, mais que tu connais la chambre dans laquelle tu peux aller dormir.

Seuls à nouveau, tu as un rictus.

- Au moins tu n'auras pas à m'épouser, soupires tu, comme pour changer de sujet
- Je le ferai dans tous les cas.

Tu te tournes vers moi, et ton regard est le plus beau que tu as pu me lancer : brillant, troublé, mais pas surpris, comme si tu savais que j'allais te dire ça, comme si tu étais toi aussi consciente que nous aurions dû finir notre vie ensemble, les cheveux blancs, à rire de nos petits enfants et de leurs bêtises.

- Tu te rends compte, annonces tu.

Tu fais quelques pas dans la pièce, les mains relevant la robe bleue, puis tu te tournes vers moi.

- Je suis libre !

Jamais je ne t'avais vu aussi soulagée, et tu réclames une autre étreinte que je t'accorde, en souriant autant que toi. Je sais à ce moment là que c'est peut être la fin de la guerre, mais il faut encore reconstruire tout ce qu'il a détruit en toi. Pourtant, je souris, je souris parce que tu souris toi aussi.

La maison de l'horreur [Bucky Barnes]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant