Chaque jour, je l'attends, et chaque jour, il passe à la même heure. Je le suis du regard, mais il m'ignore. Son ombre, en revanche, me scrute.
J'aime son ombre. Elle est différente de la mienne, qui est sauvage et assoiffée. La sienne est docile, soumise, elle semble avoir peur. Je le sens et j'ai toujours raison.
Un jour, je fais le pas. Je quitte mon poste à la fenêtre, ouvre la porte, traverse l'allée et me tiens devant le vieux.
"Votre ombre ne vous correspond pas", dis-je sans le saluer, car j'ai oublié comment vivre en société, les normes, les règles. Je parle quand j'en ai envie, je dis ce que je veux.
Le vieux, loin de se vexer, me regarde pour la première fois. Son regard me pénètre, me scrute en profondeur. À la surface, il y a de l'obscurité, et en profondeur, du vide. Le vieux ne semble pas avoir peur.
"Et qu'est-ce que fait mon ombre ?" demande-t-il, réellement intéressé. Lui et moi, nous sommes de la même espèce. Nous nous comprenons, parlons la même langue.
"Elle ne vous appartient pas, elle est docile et souple. Elle n'est pas votre reflet", lui réponds-je.
Il s'appuie sur sa canne, son corps n'étant qu'une carcasse incapable de se tenir debout. Son seul refuge est ce morceau de bois qu'il tient entre les mains, et que je pourrais saisir en un instant. Lui, il tomberait brusquement et maladroitement s'il venait à le perdre, et je le vois déjà s'étaler, incapable de se relever, implorant de l'aide.
"La vôtre vous reflète", dit-il, sa voix usée parvient à mes oreilles, vibrante mais rigoureuse, tout comme l'éclat vert de ses yeux, verts mais sombres. Lui, il est comme moi.
"Oui et non", réponds-je. "Elle est bien plus sauvage et monstrueuse que moi."
"Alors vous ne vous connaissez pas assez", réplique-t-il.
"Et vous, vous vous connaissez ?" lui demandé-je.
Il répond :
"Ma vie n'est qu'une suite de hasards.
Mon être, je ne l'ai jamais réellement possédé.
Mes mots, je ne les ai jamais vraiment choisis.
Rien ne me décrit pleinement, ce sont les autres qui m'ont modelé, qui m'ont façonné malgré moi.
J'existais, sans véritablement exister.
J'ai agi, sans véritablement le vouloir."
Je reste silencieuse, le fixant une dernière fois avant de faire demi-tour. Quelque chose en lui me perturbe.
Ma maison est grande, mais sans extravagance, comme prévu, dès le couloir, on trouve des miroirs. Mon ombre s'étire à travers eux, se nourrissant de mon obsession pour ma beauté, mon être, ma noirceur.
Autant j'aimerais m'en débarrasser, me sentir seule et libre, autant je ne peux pas renoncer à mon amour pour mon reflet, mes miroirs, mon havre de paix.
Depuis le jour où j'ai arrêté le vieux, il marque toujours un temps d'arrêt devant ma maison. Je ne sors plus pour le rencontrer, je me contente de le regarder de ma fenêtre. Lui aussi m'observe maintenant, enfin, pas moi, il semble regarder à travers moi, derrière moi, vers la forme monstrueuse, brumeuse qui se tient toujours dans mon dos.
je me retourne pour faire face à l'ombre qui m'accompagne.
Je souris. car je sais que la nuit qui approche ne fera que renforcer notre lien, je ne dois pas avoir peur.
Puis, lentement, je m'éloigne de la fenêtre, de mes miroirs.
La nuit m'appelle, et je sais que je ne peux pas la fuir.
Au pied de ma chambre, je me délaisse de ma robe noire, nu, je me dirige vers mon lit, je m'étale dessus et sombre dans le sommeil.
Je me réveille, le cœur agité, la respiration saccadée, inondé de ma propre transpiration, un bruit sourd se fait entendre, je le reconnais. Mes miroirs se brisent en mille et un morceaux, éclatant les uns derrière les autres.
Je hurle, affolé, et cours dans toute la maison, essayant de sauver des miettes, mais cela ne sert à rien. Nu, les pieds en sang, les mains entaillées de toute part, les cheveux en désordre, les yeux en feu, je m'efforce en vain.
J'ouvre ma porte en grand, en pleine nuit, sous une lune gigantesque éclatante. Là, se tient une ombre et un homme qui se confondent.
L'homme, c'est le vieux, plus vigoureux que jamais. On dirait que sa jeunesse lui a été rendue, l'espace d'une nuit.
Il me fixe, et je rugis de colère et de chagrin.
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Le Serment de l'Ombre à la Nuit
ParanormalOmbeline serrait sa main , une main vieille, ridée, témoin des années qui s'étaient égrainées. Il portait le nom de Séraphin, mais le monde le connaissait simplement sous le nom du Vieux. La nuit était la compagne fidèle d'Ombeline. Elle aimait ses...