Je m'amusais à arracher les brindilles d'herbe dans le jardin. Je pouvais y passer des heures sans lever la tête, sans ressentir la vie autour de moi. Cela vidait mon esprit, un peu trop peut-être. Je devais cependant me l'avouer à moi-même : je ne savais plus occuper mes journées. Qu'était la vie normale ? Que faisaient les gens de leur temps libre ?
C'était encore pire depuis que j'avais revu Jungkook. Les voir ensemble, en chair et en os, m'avait renvoyé en pleine figure la réalité. Quoi que je clame, il ne suffisait pas que je le veuille pour l'oublier. Ou peut-être ne le souhaitais-je pas encore assez fort. Il avait été mon ancre dans les ténèbres, la bouée à laquelle je m'attachais pour ne pas sombrer. J'espérais encore, un tout petit peu, qu'il revienne à moi. Etait-ce vain ?
—Ce n'est pas en restant là que tu le sauras.
La voix de Suni m'arracha un sourire. Je commençais à comprendre son fonctionnement et ce qui pouvait la forcer à sortir : moi et mes sombres pensées.
Elle avança de façon maladroite, comme si ses jambes menaçaient de s'effondrer. Elle m'observait, le visage neutre. Avec son don, elle savait que je me servais de ma tristesse.
Comme à son habitude, elle s'affala sans grâce à mes côtés. Il manqua la brise pour soulever ses cheveux et nous ramener des années auparavant, lorsque nous passions des après-midis allongées l'une contre l'autre.
—Pourquoi tu ne me dis pas mon avenir ? soufflai-je.
—Tu le prendrais pour acquis. Et tu ne veux pas vraiment savoir, n'est-ce pas ?
Je cessai d'arracher les herbes pour me tourner vers elle. Je ne la voyais jamais s'alimenter, mais Suni avait repris des couleurs et le creux de ses joues s'était effacé. Je gravais cette image, chaque fois qu'elle sortait de son antre.
—Tu ne lui as pas fait tes au revoir.
—Et ? rétorquai-je.
—Tu te répètes que c'est terminé, mais tu n'as pas mis de point final.
—Ce n'est pas...
—Il est temps, Mi-Ra. Tu dois prendre une décision et t'y plier. Soit tu tentes de le détourner de Jia, soit tu lui fais tes adieux.
Son ton tranchant ne me fit pas sursauter. C'était ça, la nouvelle Suni. Elle avait cessé de jouer un rôle.
—Je n'arrive pas à me décider.
Suni fourra sa main dans la poche de son pantalon et me la tendit.
—Tu pensais l'acheter avant de disparaitre.
—Comment as-tu trouvé la bague ? Je croyais que...
—Dans les innombrables futurs, elle joue toujours un rôle important. Je suis allée l'acheter ce matin.
Elle lâcha l'objet dans ma main, tandis que je restais hébétée. Elle était sortie. Je l'en croyais incapable ! Mais, encore une fois, c'était pour moi qu'elle l'avait fait. C'était dans ces moments-là que je retrouvais ma sœur.
—C'est à toi de décider comment l'utiliser.
—Si je le laisse partir, est-ce que je serais heureuse ? l'interrogeai-je.
Elle scruta le ciel un long moment. Il était nuageux ce jour-là, maussade comme mon humeur. Hésitait-elle ou la réponse était-elle complexe ?
—Dans les deux cas, tu peux l'être.
Donc qu'importe ma décision, je pouvais aussi être malheureuse. Pour la retrouver, mes décisions avaient été spontanées. Je n'avais pas eu à réfléchir. Là, sur quelque chose d'aussi simple que mes sentiments, tout s'emmêlait.
—Tu ne m'aides pas.
—Tu m'as reproché de t'aiguiller.
Je claquai ma langue contre mon palet : ce n'était absolument pas ce que j'avais dit.
—Tu as décidé à ma place.
—Tu as su te débrouiller sans moi et mes prémonitions par la suite, je ne pense pas que je te sois utile.
—Tu te rends inutile, sifflai-je.
Je détournai la tête de sa personne, fixant le bout de notre jardin. Les haies avaient besoin d'être taillées.
—Papa va s'en occuper demain, avant le rendez-vous familial.
Ni elle, ni moi, n'en avions envie. Elle redoutait de mettre un pied dehors, moi j'étais agacée par cette normalité. Rien n'était plus comme avant. Se réunir en famille n'avait plus d'intérêt à présent que tout le monde était à nouveau là.
—Les Hwang sont réputés, il faut que nous restions soudés.
Je m'esclaffai. « souder »... Même s'ils avaient agi pour me sauver, effacer leurs regards et leur mépris n'était pas aussi simple qu'un coup de gomme.
—La seule qui me manque, c'est Ga-Eul.
Elle était déjà passée nous voir, même si elle n'en avait pas besoin pour savoir comment nous allions.
Soudain, Suni tressaillit et je me retournai vivement. Elle ne me donna aucune explication, se leva et retourna à l'intérieur.
Qu'avait-elle vu pour provoquer sa fuite ?
# # # # #
Seule ma main triturant la bague dans ma poche trahissait mon stress. Les mots de ma sœur tournaient en boucle dans ma tête. J'étais à quelques pâtés de maison de celle de Jungkook et Jia. Il y avait près d'un an qu'ils s'étaient installés loin des Jeon. Ils avaient leurs habitudes, leurs codes. La maison était vide depuis plusieurs heures déjà, car chacun d'eux était au travail. Je ne parvenais pas à m'éloigner pour autant.
Dans cette bâtisse, aux lueurs du matin, Jungkook souriait sincèrement. Il la serrait dans ses bras, lui chuchotait à l'oreille, la faisait rire. Il vivait. Il semblait heureux.
Qui étais-je pour tout remettre en question ?
Je n'avais jamais autant cru cette pensée. Elle vibrait en moi, comme si, enfin, j'acceptais la vérité. Comme si j'étais fin prête à laisser le passé derrière moi.
Je triturai la bague. Je devais faire mes adieux, c'était une évidence. Cependant, il me fallait le faire sans fuir, ni m'aveugler.
Tandis que j'étais toujours en train de réfléchir, ils arrivèrent devant chez eux. Jungkook marchait d'un pas assuré, le sourire aux lèvres. Ses cheveux virevoltaient, semblant faire de ce moment un moment magique. Dans sa main gauche, il tenait une valise, sans doute contenait-elle du travail qu'il emmenait chez lui, dans cette maison à la façade grise. Dans sa main droite, celle de Jia reposait. Tous deux semblaient illuminer la rue de leur présence et de leur joie.
Les larmes roulèrent doucement sur mes joues. Je devais vivre par moi-même, pour moi-même, désormais. Plus personne ne devait me raccrocher la vie.
Ainsi, j'utilisai mon feu et gravai un message à l'intérieur de mon cadeau. Je déposai la bague sur le seuil de la porte, espérant que ce soit lui qui la trouve, puis je sonnai et repartis me cacher. Le cœur battant, je le vis ouvrir la porte, ramassai la bague et lire mon message.
« Sois heureux »
Il balaya les alentours du regard, mais ne vis rien ni personne. Pour la première fois de ma vie, je crus comprendre ce qu'il ressentait en écoutant les pensées des autres. C'était horrible de savoir et de ne pas pouvoir intervenir.
Il referma sa main autour de mon cadeau et entra dans la maison. Je tentai quelques instants de comprendre ce qui l'avait traversé : joie ? peine ? regret ? soulagement ? Puis, je m'éloignai simplement et le vent, qui s'était levé, emporta ma prière.
« Sois heureux, Jeon Jungkook. »
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Derrière les masques
FanfictionMi-Ra le sent, là, dans son petit cœur qui bat : sa sœur souffre. Elle ne croit aucun des mots couchés sur cette lettre d'adieu. Suni a été kidnappée, c'est un fait pour elle. Malheureusement, elle est la seule à y croire. Son incapacité à utiliser...