Les morts aussi ont droit de vote

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Quand on y songe, la plupart des guerres mondiales commencent pour une raison à la con.

La première, ça a été l'assassinat d'un archiduc que personne ne pouvait saquer.

La seconde, ça a été l'élection d'un type dont personne n'avait aimé les peintures.

Et puis la troisième, lorsque le fils du Premier ministre chinois est enlevé par la CIA. Le temps qu'on s'aperçoive que non, c'était une erreur, en fait il s'était enfui avec sa petite amie, le mal était fait : deux bombes nucléaires ont déjà rasé San Francisco et, en représailles, Hong-Kong est devenu le nouveau terrain de jeu des particules radioactives. La France choisit un camp, ce sera les États-Unis. Elle choisit mal. Elle se fait envahir par les Russes deux mois plus tard. Ce n'est que lorsque le président français cède à deux cent quarante-six exigences que le Big Boss de la Russie ne daigne retirer ses troupes.

Sitôt la guerre finie, le président français jette la faute sur les binoclards chauves, et, apparemment, la raison paraît valable à la population qui renonce à une révolution que de toute manière elle avait la flemme de mettre en place.

Manque de bol, les prochaines élections présidentielles commencent à se profiler.

Le président sortant commence à se dire que peut-être le coup des binoclards chauves n'a pas été suffisant ; qu'on lui reprochera d'avoir rejoint et perdu une guerre qui ne le concernait même pas. Il ne manquerait plus que les islamo-gauchistes ne profitent de la situation.

Et puis ce qui n'aurait jamais dû arriver se produit.

Un député du « Rassemblement national » propose le droit de vote pour les défunts. Son argument est le suivant : il serait injuste que les Français morts pour leur pays n'aient pas leur mot à dire sur son nouveau dirigeant.

L'idée plaît aussitôt.

D'un côté, la droite se dit que les soldats pendant la guerre sont essentiellement des patriotes xénophobes – qui plus est, anticommunistes – en faveur d'un monde discipliné, donc des votes faciles. Quant aux compatriotes décédés depuis plusieurs siècles, on les voit mal soutenir un parti qui promeut l'égalité des sexes, le mariage pour tous ou la liberté de religion – ce qu'ils voient sûrement comme des aberrations.

De l'autre côté, la gauche est majoritairement athée. Tout juste trouve-t-on quelques déistes, et encore, ceux-là ne s'en vantent généralement pas. Aussi les leaders de l'opposition décident-ils de négocier leur soutien à la proposition de révision de la Constitution, pensant ne rien avoir à perdre.

On propose ainsi un ajout à l'article 3 de la Constitution :

Sont électeurs, au même titre que les vivants, les défunts. Pourvu qu'ils aient obtenu la nationalité française et le droit de vote avant leur décès, les défunts sont considérés comme des citoyens français à part entière.

Chose rare, personne n'y trouve rien à redire. Le Parlement valide la révision.

Tout le monde est content. Les uns parce qu'ils pensent avoir fait une avancée stratégique capitale, les autres parce qu'ils croient justement que ça ne sert à rien mais « ça fait plaisir à ces gros cons de fachos sans mettre en danger la démocratie » (propos d'un député de La France insoumise).

Vient l'étape suivante. On lance donc un appel à médiums pour tenir des bureaux de vote destinés spécialement à nos ancêtres, tandis que la machine bureaucratique lance le recensement des défunts, ce qui n'est pas une mince affaire.

Le temps que la gauche se rende compte que la vie après la mort est bien une réalité, et que l'âme persiste après la mort, il est trop tard ; le mal est fait. On tente de se consoler en disant que le milieu ouvrier du Front populaire devrait rapporter pas mal de votes. L'opposition se rend compte qu'elle s'est bien fait entuber, puisque les femmes ayant obtenu le droit de vote en 1944 seulement, toutes celles qui sont mortes avant n'ont pas voix au chapitre. Sans oublier que le suffrage censitaire aux prémices de la démocratie ne favorise pas vraiment les gens du peuple.

À l'approche des élections présidentielles, le président sortant se frotte les mains en se disant que la partie est gagnée d'avance.

Jusqu'à ce que se présente un candidat de dernière minute.

L'Ankou.

Démon de la mort, l'Ankou est bien implanté en Bretagne où il a ses fidèles. Son programme est assez simple : fêter la mort, encourager la mort, provoquer la mort.

Le concept ne rassure pas des masses. C'est trop gros pour passer, prétendent les uns ; on disait la même chose pour les fachos, rétorquent les autres.

Les médias nationaux lancent des polémiques afin de contester la légitimité de l'Ankou.

Manque de bol, vu que c'est un démon breton, il a techniquement le droit de se présenter.

On commence à s'inquiéter en haut lieu. On se dit que bon, les Français ne sont pas assez cons pour voter pour le démon de la mort, quoique. De toute manière, le risque même infime que les forces du mal parviennent au pouvoir légalement n'est pas sans poser quelques interrogations éthiques. On a vu ce que ça a donné avec Adolf Hitler, et encore, lui n'était qu'un humain de seconde zone – alors, un démon...

Le président sortant discute avec ses conseillers, ne les écoute pas, décide qu'on optera pour la stratégie habituelle : on tapera sur la gauche.

La gauche, elle, se laisse prendre au jeu. Puisque c'est comme ça, elle tapera sur la droite. Na.

À une semaine du premier tour, des sondages révèlent que cette stratégie est complètement improductive. Surtout pour la gauche. En effet, bien des métalleux, gothiques et suicidaires, gauchistes par dépit, décident que finalement voter pour l'Ankou, c'est plus marrant. Les gens de droite continuent de soutenir les partisans de Jésus Christ tout en tapant au passage sur les gauchistes, les immigrés et les homosexuels, ce qui ne convainc pas entièrement les modérés. Quant aux morts... ils soutiennent en grande majorité l'Ankou.

Premier tour. Étant donné l'enjeu, grosso-modo l'équilibre du monde, la participation est massive : presque un Français sur deux se rend dans un bureau de vote. Les médiums sont sollicités pendant toute la journée. Les médias étrangers suivent l'affaire avec une angoisse déconcertée, répétant dans de multiples langues que les Français sont vraiment débiles, pas étonnant qu'ils aient perdu la guerre.

À la mi-journée, on s'aperçoit que les morts ont été beaucoup plus nombreux à voter que les vivants. L'après-midi confirme la tendance.

Le soir, le comptage des scores est fébrile. Puis vient le verdict :

L'Ankou emporte dès le premier tour la majorité absolue.

La quatrième guerre mondiale – la dernière – débute moins d'un mois après.

Rendez-vous vers l'absurdeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant