III

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Je l'ai su à l'instant où j'ai posé le pied dans mon nouvel appartement à Londres. Sans doute le savais-je déjà avant. Dans l'Eurostar quand mon estomac s'est retourné en pensant à la façon dont je t'ai entendu pleurer pendant que je repartais chez moi. Quand mes lèvres ont touché ton front, et que mes larmes se sont échappées d'elles-mêmes. En franchissant le pas de ma porte, ce soir-là, alors que tout mon corps hurlait que je devais faire demi-tour et te dire que j'avais changé d'avis. Pourtant, j'ai enfoui ces sentiments au plus profond de moi pendant que je faisais ma valise, encore plus en réservant mon train pour l'Angleterre.

J'ai lutté contre cette tristesse que j'ai ressenti pendant deux ans. J'ai dû me battre contre moi-même pour ne pas céder et t'appeler. Pour ne pas t'écrire. Pour ne pas revenir au café lorsque j'étais de passage en France.

Mon cœur, c'est lui que j'ai abandonné ce soir de Novembre, il y a trois ans.

Il est resté à tes côtés. Je l'ai su tout de suite quand je t'ai revue dans ton tablier bleu, les yeux plus cernés qu'avant, le regard plus sombre qu'avant également.

Pourtant... c'est comme si nous y étions à nouveau, pas vrai ? Tu l'as ressenti aussi ?

C'est comme si le mistral d'automne nous avait renvoyé à ce premier jour.

Cette fois, je t'ai remarquée directement. Chaque cellule de mon être a crié ton nom ; mes doigts, d'ordinaire habitués au froid des touches des pianos, se rappelaient sans faute tous les accords que j'ai pu jouer sur ton corps. Ils ont voulu s'émanciper, et aller prendre cette main que je regrettais tant d'avoir lâché un jour. De façon très prétentieuse, je voulais redonner vie à ce regard qui n'avait, à juste titre, plus que de la haine et de la rancœur à m'adresser. Quand, avant, il m'offrait tant d'amour que les mots ne suffisaient pas à décrire.

Dans le grand miroir derrière toi, ce jour où nous nous sommes revus, j'ai compris que tout avait changé lorsque tu ne m'adressas que du dégoût dans cet ultime regard. A quoi m'attendais-je ? J'arrivais trop tard, comme tu l'as dit, et avec une fiancée au bras. Mais ce n'est pas elle qui changeait grand-chose, c'était moi. C'était ces ultimes paroles qui ont cristallisé ta peine pour l'éternité.

C'est fini, Lucie.

J'aurais voulu que la bourrasque de novembre les efface, les emmène au loin, avant même qu'ils ne soient prononcés.

Assis sur cette banquette que j'ai tant de fois fréquentée, avec des cheveux aux couleurs de ce mois de Novembre, qui tentaient en vain d'imiter les tiens. J'étais revenu dans le passé. Tu étais toujours serveuse, et moi je m'apprêtais probablement à briser un cœur comme il y a quelques années, lorsque nous nous sommes rencontrés. Pourtant, elle et moi, nous étions dans cette ambiance chaleureuse typique de ce bar restaurant, elle voyageait pour affaire en France. J'avais sauté sur l'occasion pour l'accompagner. Pourquoi ? Je ne le savais pas, ou peut-être que si, mais lorsque j'ai reconnu les rues, les façades, les arbres aux branches à moitié dégarni par l'effet des saisons... J'ai su. J'ai su que celle qui me faisait face, une bague sobrement solennelle à la main, n'était pas celle que mon âme saurait aimer correctement un jour.

Parce que c'est toi. Ça n'a pas toujours été toi, mais tu as su gagner mon cœur, comme le mistral sait faire valser si gracieusement les feuilles dans le ciel.

Je sais ce que tu dois te dire ; je suis une enflure de première. Tu as probablement raison. Sans doute qu'elle a pensé la même chose, quelque temps après. 

J'avais tort, l'amour, c'est des sacrifices, mais ce n'est pas de sacrifier l'autre pour entretenir un bonheur égoïste.


Elle s'appelle Sophie. Elle a de longs cheveux roux comme l'automne. De grands yeux noisette, la peau d'une blancheur semblable à celle d'un fantôme. Du moins, c'est le sentiment que j'ai toujours eu à ses côtés. Elle était le reflet de quelque chose que j'avais perdu. Tentant de remplacer un spectre qui me hantait. On s'est rencontré à un dîner entre collègues. L'amie d'enfance de l'un d'entre eux. Aux soirées d'employés, nous pouvions ramener quelqu'un, et il avait visiblement choisi de lui imposer cette place. A chaque fois.

Au début, lorsqu'on se voyait, tout restait cordial. Jusqu'à un jour, fin septembre, où mes lèvres ont embrassé les siennes de la façon la moins cordiale qui soit. J'étouffais, englouti par ce vide en moi qui n'avait de cesse de me ronger. Cela faisait presque un an que j'étais dans la compagnie, et mes compositions étaient insatisfaisantes pour la plupart. Mon travail était mis en péril par mes propres sentiments que je n'arrivais plus à dompter. Alors, je me suis dit, que si je retrouvais un corps auprès duquel exister à nouveau, peut-être que tout s'arrangerait. Que j'arrêterais de penser à toi dans les instants les plus improbables. Peut-être que ma créativité reviendrait, et que mes symphonies les plus douloureuses laisseraient place à des accords joyeux et envoutants.

Ça a marché, un temps. Ce serait mentir que dire que je n'ai jamais été attaché à elle d'une quelconque façon. J'essayais simplement de me convaincre que c'était elle et pas toi, la bonne. Ce qui me poussa à lui faire ma demande. J'étais désespéré, et d'une certaine façon, elle m'apportait une forme de paix. Tu n'étais pas un secret pour elle, je lui avais tout raconté. Je lui devais. Ton souvenir m'a empêché d'aimer pendant longtemps.

Rien n'y faisait. A chaque fois que mes lèvres caressaient sa peau, que mes mains embrassaient son corps, que nos nuits se voulaient chaleureuses et pleines d'amour, mon cœur restait glacial.

Sans doute qu'elle l'a su, que tout ceci ne se terminerait pas bien. Qu'on n'irait pas jusqu'à l'autel. Qu'elle ne me dirait oui que lors de nuits d'amour. Qu'un jour, dans mon long manteau noir, sous un vent qui menaçait d'arracher les feuilles des arbres et de les déraciner, se rejouerait une scène que je lui avais racontée. Mais elle ne pleurerait pas, car elle savait probablement au fond d'elle, qu'on se mentait consciemment. Elle devait le voir dans mes yeux, ce vide qu'aucune autre n'arriverait à combler tant que je n'avais pas moi-même fait la paix avec un souvenir du passé.


Que ce serait-il passé, Lucie, si nous nous étions rencontrés plus tôt ? Au printemps. Aurions-nous connu un amour des plus fleurissant ?

Aurais-je osé croire d'avantage que je t'aimais autant ?

Le vent de Novembre: mistral.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant