Certains disent que c'est en imaginant les pires horreurs qui puissent arriver qu'elles finissent par arriver.
Que même les choses les plus abominables, macabres et effrayantes que l'on imagine pourraient avoir la possibilité de prendre forme dans la réalité.
Que nos cauchemars d'aujourd'hui pourraient devenir ce qui prendra notre vie le jour d'après si jamais on ose ne serait-ce qu'imaginer l'hypothèse où ils pourraient peut-être exister.
"Mais cé, c'est qu'dé foutaises moi j'te l'dis !"
C'est de cette façon que réagit Antoine Goriot quand on lui parle de ces choses-là. Lorsqu'il voit arriver des citadins qui pensent briller au bar du coin avec des phrases de ce type, c'est l'heure de son numéro, celui que tous les habitués espèrent voir chaque jour si un habitant de la ville entre. Dès lors qu'il entend ces mots, le père Goriot grimpe sur sa chaise et vocifère avec des mimiques digne d'un clown sur le client, qui s'enfuit tout apeuré accompagné des fous rires des habitués.
On pourrait croire qu'il déteste simplement les citadins, mais ce n'est pas le cas. Et il n'a pas non plus comme vocation de faire fuir les clients ; simplement, dans le petit village qu'est Fumi, on ne croit que ce que l'on voit, et on a surtout horreur des phrases trop pompeuses. "Cause normalement t'sé !", tel est leur dicton. D'ailleurs, des soixante-quatre ans que les chevilles fatigués d'Antoine Goriot ont foulé la terre labourée de la ferme familiale, il n'a jamais rien vu de bizarre ou de paranormal. La chose qui s'en rapprocherait le plus est le fait que des citadins continuent à venir au bar malgré sa présence et -il faut le dire- sa certaine réputation de maboul.
Pourtant, en ce matin de premier novembre, à 5:39 précisément, les convictions du père Goriot vont voler en éclats. Il se retrouvera devant une horreur si absurdement béante qu'elle lui gèlera les os, partant de ses orteils pour terminer son frisson macabre au sommet de son crâne dégarni. Et quand la terreur de ce qu'il aura vu l'aura submergé, il partira en courant, criant, pleurant presque de détresse face à la vision qu'il avait eu, et il s'enfuira loin, très loin, hors de ce village, et surtout loin, très loin de cette grange, car il voudra à tout prix s'éloigner le plus possible de l'abomination qu'il y trouvera.
Le vieux cadran jauni de sa montre indique 5:25. Antoine Goriot sort de sa maison pour se rendre à la ferme. Les gonds de sa porte d'entrée grincent d'un son strident qui provoque une grimace sur son visage ridé, puis la porte claque violemment, faisant trembler sa masure toute entière. Il empoigne le manche d'une bêche adossée contre le mur et se met lentement en route.
5:26.
L'obscurité de la nuit est encore totalement présente, mais cela ne le dérange pas, car ce sont les seuls instants où sa cécité naissante ne l'empêche pas de voir correctement ce qui l'entoure. "T'façon, même complètement miro, j'pourrais parcourir ce chemin en courant tellement j'le connais", pense-t-il avec un léger rictus. Soudain, il buta dans un rocher, provoquant une douleur lancinante à la cheville gauche, ce qui le fit grimacer. "T'façon, j'ai pas b'soin d'courir", conclut-il, comme s'il voulait contredire ce caillou.
5:28.
Il passe devant "la maison d'la vieille Germaine", comme les gens du village l'appellent, bien qu'elle ne soit pas beaucoup plus vieille que lui. D'ailleurs, c'était la Germaine avec qui il avait passé son enfance. C'était aussi elle sa "première bûche" (dans les termes du village). Le père Goriot sourit nostalgiquement en y repensant, cette époque où "y'avait pas toutes ces conneries de masques à oxygène dans les villes". Au moment où il dépasse la clôture de sa maison, la chambre de "la vieille" s'allume, comme tous les jours à la même heure. Il perçoit cette lumière dans sa vision périphérique et hausse les sourcils.