9- Sur le port

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Les bâteaux de pêche sont rentrés. Les filets sont rangés.
Un marin rafistolle son filet déchiré sur le pont de son bâteau.
Une mouette en vol tente de casser la coque d' un crustacé en le lâchant sur l'asphalte. Une femme mange des huitres, servies par la vendeuse, assise à une table au milieu d'un petit marché. A ses pieds, il y a un caniche attaché par une laisse, retenue par les pieds de la chaise. Il regarde sa maîtresse avec insistance. La femme porte un manteau noir long, rapiécé. Les coutures s'effilent. Sur son visage rouge confit, des poils apparaissent aux joues.

Elle regarde les gestes et les vies. Elle se demande où elle se trouve au milieu de tout cela, ce qu'elle est devenue au milieu de ce monde autour d'elle. Les vendeuses interpellent les passants, les enfants jouent devant les étales, les mouettes crient et attendent avec impatience les restes qui seront jetés à l'eau.

Elle se laisse tenir le bras. Elle a froid. Elle apprécie la chaleur de Louis.
Il sait qu'il lui a fait du mal au début de leur histoire. Il sait qu'elle a passé son temps à l'attendre à la maison. Il la retrouvait, le soir, la table prête. Il la voit encore au temps où elle était heureuse de le voir entrer. Elle en a eu marre, elle a changé, lui aussi. Est-ce sans doute trop tard.

- Pourquoi nous n'avons pas eu d'enfant ? demande t-il.
- Parce que j'ai toujours pris la pilule.
- J'ai toujours cru que nous en aurions eu un.
- Pas comme ça Louis, pas dans une vie comme la nôtre.

L'odeur particulière du marché aux poissons ramènent à elle des souvenirs qu'elle pensait avoir oublié. Elle venait s'y promener toutes les semaines avec son père. Aprés son accident, son père continuait à passer du temps avec les pêcheurs. Ils se racontaient, autour d'un verre, leurs aventures passées ensemble en mer. Elle les écoutait avec passion et envie. Elle aurait aimé être avec eux sur le pont pendant une tempête en pleine mer. Elle imaginait le bâteau en proie aux vagues et à la pluie déferlante. Elle imaginait des pieuvres immenses qui s'attachaient à la coque et elle se voyait avec sa lance se battre contre elles. Elle s'était crée mille histoires avec son père et elle.
Puis, ils achetaient le poisson sur ce même marché qu'ils ramenaient, elle et lui, à la mère qui le faisait griller. Il était exigeant sur la qualité du poisson. Il regardait chaque pièce sous toutes les coutures, verifiait la qualité de la chair et la couleur. Et, sur le retour, à chaque fois, il racontait à Madeleine son accident de pêche. Il décrivait dans les moindres détails sa douleur lorsque son pied avait été écrasé par la poulie. Il exprimait souvent son regret de n'être plus retourné en mer. Il lui disait qu'il n'aimait pas sa démarche claudiquante.
Il racontait avec amertume la fin de son bâteau de pêche, la fin de la mer et de la liberté.
Alors, il la prenait dans ses bras, elle savait qu'il allait pleurer.

Soudain, elle a les jambes qui tremblent. Elle demande à Louis de s'arrêter et vont s'assoir sur les grandes poutres en bois qui longent les berges entre le canal et le parking en guise de rembardes de sécurité.
Le vent souffle encore. Elle veut y vivre tout le temps encore. Elle veut retrouver la maison, tout en haut de la ville.
Elle ne veut plus de l'etouffement de la grande ville qui engourdie la vie qui n'est pas la sienne. Elle veut les mouettes et le port de Trouville. Elle veut l'enfant qu'elle était.
Un peu de pluie tombe. Elle lève la tête puis ouvre la bouche et laisse la pluie se déposer sur sa langue tirée. La saveur est toujours la même. L'enfant qu'elle était revient à elle.
L'eau coule dans le cou. C'est un morceau du ciel dans son corps, un bout du monde qui n'est là que pour elle.

Et, les mouettes, toujours les mouettes. Elle a toujours été attirée par elles. Sans doute à cause de la liberté qui a tant manqué à son pére sans doute. Le vol au dessus de la mer contre le vent et la tempête.
Elle se surprend à revoir ce souvenir, du pain qu'elle jetait pour les attirer au plus proche d'elle, qu'elle oubli aussi vite. Elle aime les mouettes aussi par ce que son frère les aimait encore plus qu'elle. Son frère...

Emmène-moi à Trouville Où les histoires vivent. Découvrez maintenant