Désolée... Je ne connaîtrai pas l'amour

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Je m'avancerai vers vous, un drapeau arc-en-ciel serré entre mes mains, sans doute tremblante, peut être avec l'envie de me cacher au fond du Finistère.

  Puis je sourirai, normalement, m'essayerai à table, discuterai avec vous, la boule au ventre, la gorge sèche malgré mes tentatives vaines de la rafraîchir.

  Je sentirai l'odeur de la cigarette sur le T-shirt de Maman, je me lèverai de table, secouerai la tête, encore te encore, réciterai "amour censure" pour me redonner courage, bien qu'elle ne soit pas la bonne chanson - il n'en existe pas sur mon orientation, dans tous les cas.

  Puis je ferai mine de prendre de la nourriture, pour me raviser.

  Et au moment des cadeaux, entre fois gras et coquille Saint Jacques, je me raclerai la gorge.

Pour la millième fois.

Je me rappellerai de tous les entraînements face au miroir, je me souviendrai de toutes les nuits à réfléchir à ce sujet.

  "Je... J'ai quelque chose à vous dire."

  Grand Mamie finira d'insulter les noirs et les pédés, on se tournera vers moi.

  -- C'est à ton frère de déballer tes cadeaux en premier !

  Je lâcherai ce drapeau, il dégringolera, puis je sourirai pour vous rassurer, certainement avec l'envie de me terrer dans un trou pour lâcher toutes les larmes de mon corps.

  J'entendrai le soupire aveugle de Grand Papy, qui ne saura sûrement pas la signification de l'arc-en-ciel entre mes bras couverts de griffures.

  -- Pourquoi ell'nous sort ça ? Au moment du vin en plus !

  Habituellement, tout le monde éclaterait de rire sous la plaisanterie de ce vieillard amnésique, mais cette fois, vous garderez les yeux rivés sur moi, vous demanderez sans doute ce qu'il vous a fallu pour vous faire une petite fille lesbienne.

Non, si ça peut vous rassurer... Non, je ne suis pas lesbienne, non, mais c'est peut être pire à vos yeux ?

  Ah, oui, j'étais bien, jusque là, à vos yeux: belle, intelligente... (à vos yeux) Une bonne fille ambitieuse et déterminée, cultivée.

  Si je n'étais pas aussi pétrifiée, j'aurai sans doute éclaté d'un rire hystérique, mais je ne le ferai pas.

  Non, non, je planterai plutôt mes yeux vers vous, pour vous lâcher ces mots, soigneusement, comme un colis empoisonné.

  -- Je ne vous ferai pas d'arrières petits enfants, Mamie, Papy, Moumoune.

  Là, peut être que tu pleureras, Mamie, peut être que tu souriras, Moumoune.

  Papy, tu resteras figé comme si j'avais prononcé la pire des insultes, c'est sûr et certain.

Grand Mamie, tu porteras la main à ta croix en sortant un "ô mon dieu", je le sais...

  Grand Papy, tu regarderas ton verre de vin. Tu t'en fous, t'as oublié la vie, tu ne te souviens que de la guerre, de tes pantoufles. Et de ton verre de vin...

Papa sera fier de me voir ainsi, Maman me lancera un regard noir "ce n'est pas le moment !!!".

Ah, ah, vous êtes tous tellement prévisibles...

  Mais quand tu veux le faire, Maman ? Quand tu veux que je me dévoile ?! Je n'attendrai pas leur mort. Je n'en peux plus de mentir, encore, toujours.

  J'en ai assez, de leur donner de faux espoirs.

  -- Je suis aromantique. Et asexuelle.

  Vous ne piperez sans doute pas mot, alors je m'expliquerai, ma voix s'étouffera en vous voyant scandalisés.

  -- Je ne ressens pas d'amour... Ni de désir.

  A, privatif.

Comme une maladie.

  Un problème.

  -- Ca ne se soigne pas, préciserai-je encore, par mesure de sécurité. Et... Je ne suis pas malade !

Cette phrase sera sans doute une affirmation persuasive pour vous autant que pour moi.

  Mais vous ne me croirez pas.

Je le sais.

  Vous murmurerez que je suis trop jeune, que les gamins de nos jours parlent pour rien dire, vous rétorquerez que je n'en saurai rien tant que je n'aurai pas rencontré le garçon de mes rêves, que je me suis creusé mon identité trop jeune.

  Que mon avis sur moi-même n'a aucune valeur.

Parce que vous, vous avez connu l'amour, cela voudrait dire pour vous que moi aussi, je devrais être comme vous.

  Selon vous, être une pédale, ça se transmet de génération, alors je ne peux pas l'être.

  Je...

  Je baisserai la tête, sous le regard plein de colère de Maman, me réfugierai à côté de Papa, qui me sourira des deux oreilles.

  Méfait accompli.

  Voilà comment je souhaite gâcher Noël.

  J'ai peur.

 

À Tort et à Travers - Recueil de textesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant