Lettre 2

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Ma valise faite, je prends garde à ne pas oublier mon argent, ma montre à gousset en forme de violette, premier et dernier cadeau de mon père, ainsi que le dictionnaire des fleurs de Maman.

Ne disposant d'aucun cheval, (il faudrait que je le laisse à la gare toute la durée de mon périple), je questionne mon voisin Louis sur l'éventuelle possibilité de m'amener à la gare la plus proche, ce qu'il accepte. Louis - dont le nom signifie "glorieux"- a beau être très aimable, ce n'est pas lui qui vous offrira la conversation la plus philosophique, taciturne comme il est. Nous parlons tout le trajet, enfin je parle. Il répond seulement par monosyllabes. Je comprends que je dois me taire quand le tonnerre se met à gronder. Je m'abrite sous mon châle bien que ce soit inutile, et arrive à la gare vers dix-huit heures, trempée jusqu'aux os.

Je remercie Louis qui m'aide à descendre ma valise et vais acheter mon billet. Je pars chercher ma cabine, le trajet Nice-Paris s'effectue de nuit et je me surprends à être anxieuse : c'est la première fois que je voyage seule. Je n'ai en plus aucune confiance en mon sens de l'orientation. J'ai dû acheter une dizaine de cartes de tout Paris pour avoir l'espoir de m'y repérer, cependant il ne sert à rien de paniquer maintenant, je n'arriverai à Paris que demain matin. Partager la cabine avec de parfaits inconnus et savoir que l'on me verra en sous-vêtements ne m'enchante pas réellement. J'essaie de mettre ces problèmes dans un coin de ma tête, les rangeant dans le tiroir "pensées inutiles". Je vérifie que je suis seule avant d'enlever mes vêtements gorgés d'eau et d'en enfiler des secs. J'essore mes cheveux noirs et les tresse simplement, puis je range ma valise sous mon lit avant de me diriger vers ma place assise dans les couloirs du train.



Chère Jasmine,

Je me suis mise à ta place et, si j'avais été abandonnée par mes parents, j'aurais voulu en connaître la raison. La lettre de Maman disait ceci :

"Nous avons appris que Jasmine souffrait du croup, et ne survivrait pas sans traitement. Alors Madame de Sauge a proposé d'adopter ta soeur, car elle avait les moyens de lui payer un docteur. Lui confier Jasmine a été la décision la plus dure de ma vie, mais je l'ai fait par amour pour elle, pour qu'elle puisse survivre..."

—  Excusez-moi Mademoiselle ?

Je relève la tête. Un jeune homme vient de s'asseoir en face de moi, interrompant mon écriture. Ses pommettes se lèvent, il me sourit, me regardant dans les yeux, et me tend une main anguleuse, aux doigts de pianistes :

—  Je suis Angelin Sorel, votre camarade de voyage. Appelez moi Ange, je préfère.

Je ne sers pas sa main en retour, intriguée. Je n'ai jamais pris le train sans Maman, est-il coutume de se présenter aux gens assis en face de nous dans le train ? Quoi qu'il en soit, Ange voit que je ne réponds pas et s'assoit, l'air embarrassé. Je reprends mes esprits : coutume ou non, ce n'est pas une raison pour être impolie. Je repose donc ma plume et secoue la tête. Au moment où il entend ma voix, nos yeux se croisent :

—  Excusez ma surprise, Monsieur. Je suis Violette Lineville, appelez-moi Violette, je préfère.

J'affiche mon plus grand sourire, dévoilant l'espace entre mes deux incisives, mon plus gros complexe.

J'aime mon visage, surtout mes cheveux ébènes et mes cils épais. J'apprécie mon reflet dans le miroir, tant que ma bouche est fermée. Savoir que Jasmine a exactement le même visage que moi me remplit de bonheur. Peut-être qu'elle aussi a un écart entre ses incisives ? Je le souhaite, afin que quelqu'un comprenne mon désarroi.

Ange (dont le nom signifie "messager") et moi avons discuté pendant deux bonnes heures. Je n'ai pas vu le temps passer. J'ai appris beaucoup : il a trois sœurs, il est passionné de sciences, du corps humain et d'astronomie et il aura 17 ans en août. Il aimerait voyager sur la lune, plonger au fond de l'océan pour y voir des poissons qui brillent, faire le tour du monde en montgolfière et découvrir une nouvelle constellation pour la nommer : "la constellation de l'Ange". J'ai beaucoup ri en entendant ses rêves tous plus extravagants les uns que les autres .

— Qu'allez -vous faire donc à Paris, Violette ?

Je laisse sa question en suspens. Bien que je me sente suffisamment à l'aise, je ne sais pas s'il est judicieux de parler d'histoires complexes de famille, alors je finis par lâcher :

— Je rends visite à des amies étudiantes, cela fait des siècles que nous ne nous sommes pas vues. Et vous ?

Sa réponse ne se fait pas attendre :

—  Je rentre chez moi. J'étais en vacances dans la maison de campagne de mes grands-parents. À présent, je dois reprendre mon apprentissage auprès du Docteur Cléanthis.

J'aurais dû m'en douter. Passionné du corps humain, n'est-ce pas ? Alors c'est ça sa destinée ? Faire croire qu'il peut guérir, puis prononcer deux mots soi-disant empathiques avant de partir ? Je rétorque, sarcastique :

— Ah, c'est vrai que c'est un beau métier : annoncer la mort d'un proche à sa famille comme si c'était juste un constat. Les médecins sont méprisables, ils se donnent bonne conscience en faisant de longues études, tout ça pour finalement être incapables de soigner qui que ce soit...

— Les médecins sauvent des vies ! Je ne sais pas qui vous a donné cette image, c'est un problème de personne, pas de métier !

Il marque une pause avant de reprendre, la voix tremblante, lourde de souvenirs douloureux.

— Le Dr Cléanthis a sauvé ma mère, Violette, c'est comme ça que j'ai su que je voulais être comme lui.

Une jalousie inexplicable fait bouillonner le sang dans mes veines. Je me hais, je ne devrais pas faire ce genre de raccourci, cependant mon inconscient prend ce chemin sans que je puisse le contrôler. Je hurle :

—  Ma mère est morte ! Et ce foutu docteur n'a su que me regarder froidement, pour me lâcher un vulgaire "je suis désolé" !

Tous les yeux se braquent sur moi. Je me suis réellement emportée. Embarrassée, je m'échappe de ma cabine le plus vite possible, laissant Ange derrière moi. La culpabilité me ronge et des larmes roulent sur mes joues. Je me réfugie dans mon lit, toute habillée. Il est plus de vingt-et-une heures et je m'endors noyée dans mes pleurs. Je n'ai vraiment pas fait mon deuil.

Lettre(s) Violette(s)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant