Acte I, Scène IV

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Il avançait, la tête haute, le visage impassible, insensible aux rires et aux moqueries des courtisans et courtisanes qui s'écartaient sur son passage comme s'il était atteint de la Mortefièvre. Il n'en fallut pas plus à Archibald, qui s'excusa auprès du marquis, promit de lui faire parvenir sa réponse au plus vite, avant, sous les yeux interloqués de celui-ci, de disparaitre dans la foule.

Il se fraya un chemin jusqu'au baron Lychnis, s'arrêta pour l'observer : l'air tremblait de rage autour de lui, repoussant les regards et les corps moqueurs tournés dans sa direction, le tirant en avant dans un élan surhumain. Du sang magique devait couler dans ses veines, supposa le vampire alors que de légers picotements couraient sur sa peau, faisant se dresser les petits cheveux du creux de sa nuque. Il regarda le jeune homme marcher avec détermination, chacun de ses pas provoquant une onde de choc qui ébranlait les pavés sous ses bottes, amplifiée par l'aura de rage pure qui se déployait autour de lui, prête à mordre quiconque aurait l'audace de s'approcher trop près de son porteur. Elle était cependant bien trop ténue pour que les aristocrates, simples mortels dépourvus de magie, la remarque, mais Archibald n'en perdit pas une miette. Il avait bien entendu une rumeur selon laquelle les Lychnis partageraient du sang avec les lointains géants des montagnes de Béhor mais jamais il n'aurait imaginé que cela puisse s'avérer véridique ! Cela n'en rendait sa proie que plus précieuse.

Le baron s'arrêta soudain et le halo l'entourant eût un soubresaut avant de se contracter, s'épaississant en un point braqué furieusement sur la tête d'un homme élégant aux cheveux d'acier et à l'air dur. Celui-ci ne sembla pas le remarquer, poursuivant impassiblement sa conversation avec un colosse aux favoris roux qui arborait l'uniforme bleu nuit des armées de Sa Majesté, une chouette d'un blanc fantomatique aux ailes déployées brodée sur sa poitrine indiquant son grade : général.

- Archiduc D'Epine-Vinette ! Je viens laver mon nom et mon honneur ! les interrompit-il, sa voix claire rebondissant sur les parois du pavillon devenu silencieux, faisant frémir les lanternes et trembler d'appréhension les arbres alentour.

Celui-ci lui avait jeté un coup d'œil empli d'un dédain pur, glaçant l'atmosphère, figeant sur place ses invités, avant de revenir à son interlocuteur, qui avait haussé les sourcils d'amusement devant l'imprudence du garçon. Archibald ne pût que ressentir une pointe d'admiration teintée de pitié pour le baron dont la détermination ne semblait pas avoir flanché.

- Je connais toute la vérité ! Je sais ce que vous avez fait à mon père ! Je sais que vous l'avez piégé ! avait-il déclaré avec véhémence avant de se tourner vers la foule. Écoutez-moi tous ! Vous ne devez pas faire confiance à l'archiduc ! Ce n'étaient pas des mercenaires envoyés par la Rédanie qui ont attaqué mon père mais ses hommes ! Il a volé la cargaison ! Et il a fait assassiner mon père lorsque celui-ci a découvert la vérité ! Le véritable coupable dans toute cette histoire c'est lui ! Ma famille n'a rien à voir là-dedans !

Essoufflé, cherchant dans les yeux des nobles une lueur d'approbation, il avait presque eu un mouvement de recul lorsque son regard s'était heurté à un mur de silence, si épais qu'il semblait s'être matérialisé, mais qui ne tarda pas à voler en éclat face au rire de l'archiduc, cliquetant dans les airs, tranchant comme la plus affûtée des lames, mortel, faisant se replier sur elle-même l'aura de son adversaire. Répondant à leur maître, la meute s'était alors répandue en hurlements distingués, prête à se jeter joyeusement sur leur proie, à la déchiqueter vive en échange d'une caresse, fixant de leurs yeux brillants le baron, qui tentait de masquer l'entêtante odeur de peur qui suintait de tous les pores de sa peau. C'était l'heure de la mise à mort. L'archiduc leva la main et le silence se propagea parmi les convives comme une onde de choc provenant du bout de ses doigts effilés. C'était au maître d'administrer le coup final. Celui-ci se matérialisa par une légère crispation des muscles de son visage qui tordit ses lèvres de pierre en un semblant de sourire :

- Ainsi vous venez m'insulter dans ma propre maison, sans la moindre preuve. À moins... À moins que vous en ayez une, de preuve ? Avez-vous une preuve, monsieur le baron ?

- Bien sûr ! Mon père avait trouvé l'ordre que vous aviez rédigé pour ces soi-disant mercenaires !

- Oh... Vraiment... Et... Où est-il cet ordre ? Cela m'intéresserait beaucoup de pouvoir le consulter, afin de voir le genre de directive que je donne sans même m'en apercevoir.

Le jeune homme sembla vaciller un instant face à son adversaire mais se remit aussitôt d'aplomb, maintenu par l'aura de rage autour de lui :

- Mon père l'a mentionné dans le journal qu'il tenait et que l'on a retrouvé auprès de son corps. Journal que j'ai ici même, et que je peux...

- Mentionné dites-vous ? Mentionné ? C'est sur une mention que l'on m'accuse ?! Et où se trouve le document originel dont il fait mention dans son journal ?!

Le baron s'était décomposé et, après une poignée de secondes qui avait duré une éternité, avait finalement ouvert la bouche, trop tard : l'archiduc avait fini de jouer avec lui, il s'était assez donné en spectacle. Il était temps pour lui d'achever sa proie, et ses mots vinrent s'enfoncer brutalement dans le corps de Lychnis :

- Je vais vous le dire, moi, où se trouve, ou plutôt où se trouvait le document originel. Dans l'esprit étriqué et rongé par la jalousie de votre père ! Après tout, c'est bien connu qu'il ne s'est jamais remis de mon ascension en tant qu'archiduc. Votre père n'était qu'une vermine insignifiante, un rat se prenant pour un aristocrate qui ne méritait même pas de respirer en présence de Sa Majesté. Alors lui apporter une cargaison des plus belles pierres précieuses venant du Sud ? Il ne pouvait qu'échouer. Il aura au moins eu la décence de disparaître ! Enfin, c'est ce que je croyais, mais, à ce que j'entends dire, même dans la mort il tente de m'entraîner dans sa chute, chargeant sa progéniture de cette tâche ingrate, venant m'insulter ici, me salir dans ma propre maison, là où je vous ai accueilli, malgré votre disgrâce, espérant, follement, pouvoir vous aider, vous sortir de cette situation que je trouvais d'une terrible injustice. Je me disais que les fautes de l'être dégénéré qu'était votre père ne devaient pas vous retomber dessus, que le sang pourri qui coule dans les veines de votre famille n'était peut-être pas une fatalité. Je voyais en vous un garçon intelligent, noble, plein de bonne volonté, digne d'être sauvé. Quel naïf je faisais... Et me voilà poignardé dans le dos par l'un de mes invités, devant tous mes amis ! La véritable victime d'un complot ici c'est moi ! Alors n'essayez pas de chercher des coupables à l'incompétence et à la perfidie de votre père. Vous et votre famille êtes la honte de la noblesse toute entière, la voilà la vérité.

Archibald avait vu les poings du baron se serrer de plus en plus fort, à mesure que les paroles de l'archiduc transperçaient son cœur, jusqu'à ce que le sang perle au bout de ses doigts en minuscules gouttes grenats, dont l'odeur délicate et alléchante chatouilla bientôt les narines du vampire. Le jeune homme allait tenter quelque chose d'inconsidéré, il en était sûr. Et il se devait de l'en empêcher s'il voulait pouvoir dîner ce soir.

Il ferma les yeux et laissa son esprit s'évader, flotter jusqu'à celui du baron, d'un rouge si intense qu'il en devenait insoutenable, laissant dans la bouche d'Archibald le goût entêtant et métallique de la haine. Il s'y infiltra cependant sans trop de difficulté, le sang magique coulant dans les veines de sa cible lui rendant la tâche plus aisée. Et dans un éclair il vit. La dague à la lame noire, héritage d'un lointain ancêtre, qu'il avait précautionneusement cachée sous sa chemise avant de partir. Le sang de l'archiduc qui dégoulinait en flots intarissables sur le sol de marbre. Les cris suraiguës des courtisans et courtisanes, étouffés par cette sensation de soulagement incroyable. Le vampire grimaça. Il ne pouvait en aucun cas laisser les désirs du baron se réaliser. Avec une minutie d'expert, il distilla dans son âme un apaisement bleu, un bleu de lac calme et de sommeil reposé, un bleu qui se mélangea peu à peu au rouge vif de la violence, le faisant devenir violet, puis mauve, puis enfin bleu. Et sur cette toile de ciel Archibald peint une idée. Une pensée. Une envie. Un besoin. Puis il se retira, laissa son esprit réintégrer son corps pour admirer son œuvre. Sous son regard appréciateur, le baron ôta avec sérénité la main qu'il avait plongé quelques instants plus tôt, tremblante, sous sa chemise, puis, sans même un regard pour l'archiduc, envoûté, il tourna les talons, sortit du pavillon et plongea d'un pas assuré dans les ténèbres, qui l'engloutirent aussitôt. Satisfait de lui, Archibald attendit quelques instants puis, vérifiant que personne ne le remarquait, marcha à sa suite.

ArchibaldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant