Archibald

Acte I, Scène X

Il passa l'immense porte du palais royal la tête haute et le pas allègre, son éternel sourire amusé fiché aux coins des lèvres, et se laissa guider à travers l'interminable dédale de salles par un valet en livré turquoise et or.

Chaque antichambre qu'il traversait était plus richement ornée que la précédente et, comme tous les ans, le vampire ne pût s'empêcher de laisser traîner un regard admiratif sur ce faste outrancier alors qu'il louvoyait entre les meubles de bois précieux finement ciselés et les trophées de chasse qui encombraient la plupart des pièces, se mêlant à l'or et au luxe dans un contraste étonnant, le fixant, où qu'il aille, de leurs petits yeux morts.

Enfin, ils débouchèrent sur l'immense galerie vitrée qui surplombait les jardins. Petite prouesse architecturale, celle-ci était entièrement faite d'un verre transparent, si bien que, de l'extérieur, elle ne semblait pas exister. Entièrement vide, cette pièce offrait une vue imprenable sur la totalité des jardins de la reine, un exploit étant donné leur immensité.

Juste en dessous des pieds d'Archibald s'étendait la grande allée centrale, bordée de pins maritimes colossaux, menant à une cour hexagonale, pavée d'une mosaïque représentant l'emblème de la famille royale : un bouquet de fleurs coupées rassemblées par une cordelette turquoise et or.

Mais aujourd'hui, l'ornement était masqué par un fourmillement de nobles, dont Archibald ne distinguait, à cette distance, que les vêtements chamarrés. Tout autour d'eux, enserrant la cour, se trouvait une rangée de colonnes qui se prolongeait le long de l'escalier menant, un peu en contrebas, à un immense labyrinthe végétal, lieu de chasse favori de la reine. Les jours précédant la pleine lune, on relâchait dans ce dédale inextricable quelques malheureux animaux provenant d'espèces rares, capturés pour l'occasion. Durant une journée entière, armée d'une arbalète, Sa Majesté les pourchassait sans relâche, abattant impitoyablement ceux qui avaient le malheur de croiser son chemin. Dans sa grande miséricorde, elle laissait cependant la vie sauve aux bêtes qui survivaient jusqu'au coucher du soleil et à celles qui parvenaient à rejoindre la seule sortie existante, qui menait au grand portail de fer forgé à l'arrière du palais. Pour son plus grand bonheur, Archibald n'avait jamais assisté à l'une de ces parties de chasse, honneur réservé aux archiducs et archiduchesses.

Sortant de sa contemplation, il se décida à rejoindre la foule et descendit avec une élégance toute calculée les marches, de verre elles aussi, qui donnaient sur l'extérieur, sous le regard impassible du valet. L'accès aux jardins était formellement interdit aux roturiers.

D'un pas léger, il se dirigea vers les éclats de voix et les odeurs des courtisans et courtisanes et fut bientôt ébloui par la lumière des milliers de lanternes dorées qui se déversait dans la cour pavée, chassant les ténèbres de la nuit et baignant la foule de sa clarté. En cette soirée de célébration, toutes les fleurs de Sa Majesté étaient réunies dans son jardin, riant aux éclats, dansant, paradant dans un entassement compact, un grouillement de tissu et de chair étroitement enlacés. Le vampire ne s'était pas encore plongé dans la foule mais il pouvait sentir d'ici la douce chaleur qui en émanait, celle de la vie, des coeurs battant la chamade, du sang coulant dans leurs veines, si joliment mises en valeur par les étoffes qui enserraient leur peau nue.

Un filet de salive froide et poisseuse dégoulina le long de sa mâchoire avant d'aller s'éclater avec fracas sur les pavés à ses pieds, le faisant reprendre ses esprits et repousser avec une rage désespérée le tiraillement qui agitait furieusement ses entrailles. Ses doigts se resserrèrent sur la sacoche de tissu contenant le Neceomicon et il concentra toute son attention sur le profond dégoût que lui inspirait l'ouvrage alors qu'il pénétrait dans la foule, se faisant engloutir dans cette marée d'odeurs corporelles.