Acte II, Scène VI

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Elizabeth ouvrit la porte avec la plus grande des précautions et pénétra avec révérence dans la chambre d'Abigaël. La lumière s'égrénait au travers de l'une des planches mal clouées qui scellaient l'unique fenêtre, se répandant en taches ambrées sur le parquet scintillant. Plongée dans la pénombre et le silence, elle s'avança, laissant son regard glisser sur les meubles de bois ouvragés, qui reluisaient d'une belle couche de vernis, comme neufs. Dans cette propreté éclatante, le temps s'était figé. Aux murs, les tentures semblaient toutes droit sorties de chez le tapissier, tant elles rutilaient, la plongeant dans leur scène de bataille sanguinaire aux fil or et cramoisie. Véritable général à l'armure de papier et de lettres trônant au centre du massacre, le bureau de bois précieux l'attendait avec solennité.

La jeune femme s'en approcha avec précaution, jetant des regards attentifs autour d'elle. Sans prendre garde à la poussière que déposait ses vêtements usés sur le sol immaculé, elle ouvrit l'un des tiroirs et en retira avec précaution les carnets qu'il contenait, journaux de bord qu'Abigaël tenait durant ses campagnes. Elle les connaissait par cœur, ce qui ne l'empêchait pas de s'y replonger régulièrement, étudiant ses moindres faits et gestes, ses moindres habitudes reportées sur le papier, qui alimentait dans son esprit une version immortelle et immuable d'Abigaël, au courage et à l'intelligence sans pareille.

Au fond du compartiment sombre, sous les piles de souvenirs, elle l'attendait. C'était une dague courte et acérée, à la garde d'ivoire ouvragée représentant l'armoirie de la famille Ancolie : une fleur aux pétales fièrement déployés, se faisant aussi imposante que possible pour effrayer un adversaire imaginaire. Une longue fissure barrait sa corolle, hideuse cicatrice, souvenir du sort funeste de sa propriétaire. Lorsqu'ils avaient ramené Abigaël, ses doigts squelettiques enserraient avec désespoir ce manche brisé.

Elizabeth leva la lame à la hauteur de son regard, l'examinant sous toutes ses coutures. Elle n'avait jamais osé l'observer d'aussi près, révulsée par l'aura sinistre qui semblait émaner de l'objet, témoin de la mort d'Abigaël. Le poids de la dague et sa tangibilité la firent cependant sourire. Malgré les années passées à sommeiller dans son cercueil de bois précieux, elle n'avait pas perdu de son tranchant, ses reflets métalliques se projetant agressivement dans la pièce, à la recherche d'un ennemi à occire. Sans hésiter plus longtemps, la jeune femme glissa prestement l'arme dans les plis de ses vêtements. Elle lui serait utile ce soir, elle en était persuadée.

Elle se dirigea ensuite d'un pas léger vers l'énorme penderie de bois ouvragé près de la fenêtre, qui contenait tous les vêtements d'Abigaël, que Mère n'avait pu se résoudre à jeter.

Le meuble lui lança un regard triste quand elle lui ouvrit le ventre avec impatience, plongeant ses mains dans ses entrailles de tissu. Elle laissa glisser sa peau le long des étoffes, se repérant aux sensations qui fourmillaient au bout de ses doigts, finit par s'arrêter sur l'un des tissus les plus délicats, les plus légers. La tenue aux couleurs de la famille d'Ancolie, composée d'une tunique et d'un large pantalon mauves brodés de blanc. Elle les plia avec précaution, prenant garde à ne pas les froisser, avant de les glisser sous son bras.

Alors qu'elle allait refermer les lourdes portes ouvragés et luisantes de la penderie, son regard s'arrêta sur l'uniforme bleu nuit qui y pendait avec lassitude. Elle fit délicatement passer ses doigts tremblants sur le blason brodé à la chouette endormie, indiquant le grade de celle l'ayant jadis porté : officière.

Abigaël avait été la plus prometteuse de sa promotion, courageuse et d'une droiture à toute épreuve, destinée à diriger l'armée toute entière, selon les nobles de la cour. Mais sa carrière avait pris fin en même temps que sa vie, de manière brusque et injustifiée. Un suicide, avaient affirmé certains devant sa nuque brisée et sa colonne vertébrale explosée. La malheureuse s'était jetée depuis le haut d'une falaise et son corps n'avait été retrouvé que des semaines plus tard par un marchand de passage. Mère n'y avait jamais cru, et Elizabeth n'y croyait pas non plus. Quelqu'un l'avait assassinée, quelqu'un que son succès et son ascension fulgurante au sein de l'armée gênait. Quelqu'un qui avait probablement toujours voulu qu'elle disparaisse. Mais malgré les accusations de Mère, aucune enquête n'avait jamais été menée et la baronne d'Ancolie était peu à peu tombée dans l'oubli, bientôt remplacée par le second de sa promotion, nouveau prodige irréprochable, qui avait fini général.

ArchibaldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant