Acte II, Scène IV

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Une dizaine de jours s'étaient écoulés depuis sa révélation, une dizaine de jours à se torturer l'esprit, une dizaine de jours à établir des plans, une dizaine de jours à se renseigner, à mettre en place ses idées.

Elle avait d'abord pensé à une chute. Une chute malencontreuse. Dans un escalier, celui qui menait à l'unique tour du manoir, là où se trouvait la bibliothèque. Les marches étaient inégales, glissantes d'humidité, rien de plus aisé que de glisser inopinément. Mais ce n'était pas suffisant. L'imposture pourrait survivre. Et alors elle monterait Mère contre elle, comme elle l'avait toujours fait. Il lui fallait autre chose.

Un jour qu'elle se promenait dans le jardin, songeant à mille façons d'accomplir son dessein, elle avait découvert un beau plant de digitales aux clochettes d'un rose criard. Un rose mortel. N'était-il pas justice que la mauvaise herbe succombe par une poignée d'autres ? Celles-ci pouvaient avoir une utilité, si bien exploitées

Elle était montée à la tour, avait fouillé tous les manuscrits qu'elle trouvait à la recherche d'une recette miracle, en vain. Elle avait ensuite arpenté le reste du bâtiment à la poursuite d'un indice, d'un grimoire oublié dans quelque sombre recoin. Elle avait fini par trouver. Dans la chambre de Mère. Dans le petit meuble de bois d'acacia près de son lit, dans l'odeur entêtante de lavande pourrissant lentement, dans la poussière et les mites. "Les poisons mortels d'Irina la Vertueuse".

Elle s'en était saisi avec une précaution révérencieuse, s'attendant à le voir tomber en poussière entre ses doigts. Mais le manuscrit s'était contenté de pousser un petit soupir plaintif lorsqu'elle l'avait ouvert avec précaution, là où reposait encore le marque-page de tissu aux couleurs passées, lui dévoilant exactement ce qu'elle cherchait. "Le poison des âmes en peine", "idéal pour ceux qui désirent contempler plus tôt le néant qui les habitent", selon l'autrice. Voilà qui ferait parfaitement l'affaire contre l'imposture.

En lisant avec une joyeuse impatience la liste des ingrédients, ses yeux étaient tombés sur un composant qui l'avait particulièrement ravie : la belladone. Il y avait des années de cela, peu après la mort d'Abigaël, Mère en avait planté un bosquet complet, qu'elle interdisait à Elizabeth d'approcher, mais qu'elle-même passait des heures à contempler, les yeux perdus dans un vide immense.

Quand elle était enfant, elle en avait longtemps voulu à Mère de préférer la compagnie des fleurs à la sienne. Puis elle avait grandi et avec l'âge avait compris. Compris que Mère avait cherché Abigaël parmi les élégantes corolles mauves, les délicats fruits aux reflets bleutés et les feuilles soyeuses, l'oubliant parfois durant des semaines entières. Elizabeth lui avait pardonné car, un beau jour, Mère était définitivement sortie de sa contemplation, et avait décidé de lui dispenser une éducation digne de ce nom, pour qu'aucune d'entre elles n'ait plus jamais à se tourner vers la belladone. Mais elle s'était trompée, avait failli à son devoir, avait laissé l'extérieur pénétrer dans l'enceinte protectrice de leur maison, et maintenant cette belle plante allait lui servir et les sauver toutes les deux.

Durant une semaine entière, elle s'était attelée à rassembler les différents ingrédients, pour la plupart des plantes du jardin, les dissimulants sous son lit au fur et à mesure qu'elle les récoltait. Afin d'en maximiser les effets, Irina recommandait de cueillir la belladone une nuit sans lune. Elizabeth s'était donc postée chaque soir à sa fenêtre, durant une semaine, guettant l'avancée de la lune paresseuse, l'exhortant à disparaitre promptement. Enfin, une nuit, elle ne se montra pas, dédaignant cette terre molle et paresseuse qui implorait la venue de ses doux rayons, pour le plus grand bonheur de la jeune femme.

Elle se précipita silencieusement hors de sa chambre, évitant lestement les lattes grinçantes, et traversa l'immense salle de bal, le cœur battant à tout rompre, soulevant le tissu de sa chemise de nuit pour ne pas l'accrocher aux débris jonchant le sol, dont elle distinguait les contours malgré la pénombre. Arrivée devant l'imposante porte de bronze, elle se figea durant quelques instants, tremblante d'excitation. Elle touchait au but.

Elizabeth se fraya un chemin parmi les ronces épaisses et les hautes herbes foisonnantes, ôtant de temps à autre une toile d'araignée de ses cheveux, sans ralentir sa course. Pour une fois, elle ne ressentait aucune culpabilité à être dehors sans avoir prévenu Mère. Malgré la terreur qui l'avait envahie, malgré les milliers de pupilles vitreuses braquées sur elle, elle ne doutait pas.

Elle arriva devant le parterre de belladones, dont les centaines de petites clochettes endormies, à moitié dissimulées parmi les herbes folles, la saluèrent d'un mouvement de la tête, l'invitant à la cueillette. Elle s'en approcha avec précaution, frémissante d'impatience, et enfila ses gants. Elle avait beau apprécier leurs propriétés, elle ne pouvait se permettre d'en faire les frais. À genoux dans la terre grasse, elle les cueillit délicatement, les unes après les autres, les glissant amoureusement dans ses poches, veillant à ne pas abîmer leur gracieuse corolle. Malgré toute sa concentration, elle pouvait sentir la nuit se resserrer autour d'elle et les yeux la transpercer de plus belle de leur regard mort, accentuant les tremblements qui parcouraient son corps et qu'elle mettait tant d'énergie à maîtriser.

Lorsque la dernière fleur mortifère eut disparu dans les plis de sa chemise de nuit, elle s'apprêta à fuir à l'intérieur, mais fut stoppée dans son élan par un bruit. Un bruit étranger, grinçant, métallique. Le bruit d'une grille rouillée que l'on referme derrière soi.

Un frisson de terreur glacée la traversa alors qu'elle réalisait que quelqu'un s'était introduit dans le jardin. Il fallait qu'elle fuit, qu'elle aille prévenir Mère, elle le savait, mais son corps refusait de bouger, son regard fixe scrutant le sentier non loin d'elle. La jeune femme pouvait entendre des pas se rapprocher. Une nuée de pas.

Ils étaient cinq. Cinq silhouettes encapuchonnées, qu'elle distinguait à peine dans l'obscurité. Cinq silhouettes qui se dirigeait d'un pas déterminé vers le manoir, vers son foyer. Cinq silhouettes menaçantes, suintantes d'une haine abominable, qui écrasaient de leurs bottes d'envahisseur les herbes du jardin, les pliants sous leurs semelles cloutées. Cinq silhouettes qui s'arrêtèrent devant l'imposante porte de bronze, lui barrant toute retraite.

Dissimulée tout près d'eux, retenant son souffle, Elizabeth ne pouvait qu'observer. Ses pensées tourbillonnaient avec frénésie dans sa boîte crânienne, hurlant dans une cacophonie délirante que son esprit ne pouvait contenir, déversant en elle une peur qui paralysait tous ses membres. Qu'aurait fait l'Araignée à sa place ? Qu'aurait fait Mère ? Qu'aurait fait Abigaël ? Qu'aurait fait le baron d'Ancolie ?

Au fond de son être, elle savait ce qu'ils auraient été capable de faire pour protéger leur foyer et les êtres qui leur étaient cher. Elle savait aussi qu'elle en était incapable. Elle n'était qu'Elizabeth, trop perdue dans ses livres et ses contemplations pour affronter le monde réel, trop terrifiée pour lutter, trop faible pour maîtriser son imagination débordante, qui anticipait avec un plaisir malsain l'horrible destin qui lui serait, qui lui était réservé. Mère avait raison, elle n'était pas de taille face à l'extérieur.

Ils essayèrent d'abord de forcer la porte. En vain. Bien campée sur ses gonds, leur impassible opposante, dernier rempart entre eux et les habitantes de la demeure, résistait avec férocité, à peine ébranlée par leurs assauts méthodiques. Après une lutte qui sembla durer une éternité à Elizabeth, ils finirent par s'immobiliser, acceptant leur défaite. S'ensuivit une longue délibération silencieuse, puis l'une des silhouettes sortit de son sac volumineux un récipient emplie d'un liquide sombre. À défaut de déraciner leur fière adversaire, ils allaient au moins la défigurer.

Sous le regard terrorisé et impuissant de la jeune femme, apparut la devise des Jardiniers, peinte en lettres poisseuses sur la porte de bronze : "Nous arracherons les mauvaises herbes qui souillent le Jardin". L'un d'eux ramassa ensuite une énorme pierre qui reposait là, enfouie paisiblement dans les hautes herbes, et l'envoya avec une rage froide dans la vitre la plus proche, qui éclata en un millier d'éclats de verre. Dans un sursaut douloureux, un hurlement effroyable traversa la gorge d'Elizabeth.

ArchibaldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant