R é s i g n a t i o n
Les jours défilent. Alice et Gaël résident toujours au camping de la Pointe. Néanmoins le randonneur peut de nouveau se lever et marcher. Malgré tout il ne doit pas forcer et donc éviter les longues promenades. Ordre du médecin qui lui a proscrit une attelle. Il s'est finalement résigné à en consulter un sous les encouragements avisés d'Alice. D'ailleurs ils se sont nettement rapprochés, tous les deux. Alice lui apprend à se contenter des choses simples : ils se lèvent aux aurores pour admirer le lever du soleil, profitent d'un café brûlant et viennent admirer le canal non loin du camping. Le professeur enseigne à l'élève à apprécier la vie, même si les gens que l'on aime n'en font plus partis. Redécouvrir le monde terrestre sans eux...
Un soir, lorsqu'ils rient aux éclats après une blague idiote de Gaël, Alice parvient à se confier. Elle raconte son histoire sans filtre : elle conte son récit en parlant de l'homme qu'elle aimait éperdument, qu'elle aimait trop. Elle se livre sur ses sentiments non-réciproques, son obsession, les proportions que cela a pris sur sa vie, son déni, sa colère, sa tristesse... Elle relate ses journées à pleurer, à s'engouffrer dans un mal-être paressant sans fin. Tel un trou noir sans proportion. Une chute où l'on s'écrase des milliers de fois. Puis enfin une réaction. Un ras-le bol. L'envie de glisser sur les vagues plutôt que de se les prendre en pleine face.
- J'ai compris que ma vie n'avait pas commencé. Pas tant que je me serais émancipée. Une fois que j'eusse difficilement avalé le fait qu'il ne m'aimait pas, j'ai dû accepter. Me faire une raison.
« Je crois que l'électrochoc a été un matin en me regardant dans la glace. Je ne me reconnaissais plus. D'ailleurs savais-je réellement qui j'étais ? Je n'en suis pas si sûre. Ma tristesse m'a littéralement rongé. J'ai perdu cinq kilos environ, si ce n'est plus. Un jour, j'étais tellement tentée que j'ai replongé dans ce fameux lac où j'avais balancé ma pierre. Malheureusement je me suis entaillée contre un rocher tranchant. J'en ai gardé une cicatrice sur ce poignet. Sur le moment je n'ai même pas vu le sang couler ! Quand je me suis rendu compte que je ne pouvais pas forcer un homme à éprouver la même chose que moi, que je n'y pouvais rien, que je n'étais pas responsable, j'ai repris connaissance en sortant de mon coma. J'ai retrouvé un semblant de mon âme. Un fragment qui brillait. L'autre partie était encore éteinte, endormie, patientant sagement une action de ma part. J'ai réalisé que ma vie entière reposait sur les agissements d'un autre. Alors je me suis mise à réfléchir à ce que je désirais vraiment. Ma première décision a été de partir loin de ce village qui ne m'inspirais que du désarroi. Ensuite je me suis trouvé un nouvel endroit où vivre pour un temps, m'occupant l'esprit, faisant travailler intelligemment mon corps. La suite tu la connais, j'ai quitté mon nid douillet, j'ai continué de m'aventurer dans les villages en France, rencontrant des personnes qui m'ont beaucoup apporté. J'ai appris à méditer, à canaliser mes émotions débordantes, à m'accepter. Aujourd'hui j'ai malgré tout cette peur que l'on ne m'aime pas. En revanche j'ai aussi appris à m'aimer et à faire taire le plus possible cette petite voix qui n'est guère mon amie. L'égo te fait croire que ses limites, ses sécurités sont pour t'aider toi. Alors que c'est uniquement pour lui. Pour se rassurer.
Gaël l'admire les yeux brillants, vraisemblablement touché qu'elle se confie autant, et impressionné par sa force ainsi que sa volonté d'agir. Il peut même en quelque sorte ressentir de l'empathie vis-à-vis d'elle et de ce qu'elle a pu endurer. Il se retrouve un peu dans son récit. Depuis qu'il a su que sa mère était malade, il a mis son quotidien sur pause. Il a stoppé les sorties en boite, les soirées avec ses amis, le début d'une relation hasardeuse, afin d'accompagner sa mère lors de ses rendez-vous médicaux. Il veillait sur elle vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il a même quitté son appartement qu'il chérissait tant pour la rejoindre dans son ancienne maison. Il est évident que son histoire le percute et lui fait prendre conscience de la réalité. La vie continue quand même, avec ou sans sa mère. Il doit l'accepter. Comprendre que pleurer ne changera rien. Il a même le droit de s'autoriser à sourire, rire et aimer... Cela ne veut pas dire qu'il l'a oublié.
- Je ne devrais peut-être pas te dire cela, entame-t-il, mais cet homme est un idiot. Il ne sait pas ce qu'il a perdu : une femme pleine de ressources, avec la rage de vivre malgré les épreuves douloureuses. Si j'avais été à sa place je me serai sentis extrêmement chanceux... Tu peux être fière de toi Alice. En tout cas moi je le suis. Tu es formidable, n'en doute jamais. Je serai là pour te le rappeler si tu en doutes.
Alice esquisse un sourire franc. Ses joues s'empourprent. Son cœur s'emballe. Les âmes brisées se comprennent. Ne se jugent pas. Elles s'élèvent si haut dans le ciel pour briller à leur tour. Elles s'emmêlent pour ne former qu'une étoile puissante et vibrante...
- Je ne mérite pas autant d'éloges... Dit-elle confuse, assise sur le sol tout en arrachant l'herbe nerveusement.
- Ne dis pas de sottises ! S'emporte Gaël en se rapprochant inconsciemment d'elle. Tu es tellement inspirante... Sans toi j'ignore comment je me sentirais mieux.
- Tu aurais quand même trouvé un moyen. Je t'ai seulement guidé...
- Mais combien de temps cela m'aurait-il pris ? Durant combien de jours, de semaines, aurais-je été aveuglé ? Tu m'as sauvé avant que je ne chute à mon tour dans un désespoir sans fin... Oh Alice...
Il ne peut s'empêcher de caresser sa joue cramoisie. Ses joues sont un coucher de soleil dans lesquelles on voyage en les contemplant. Alice frémit de plaisir. Son être entier tremble à son contact. Délicatement, il dépose ses lèvres sur les siennes et l'embrasse tendrement, continuant d'effleurer sa peau. Le mécanisme se remet en marche. L'anesthésie est levée. L'amour détruit les barrages, le courant emporte la douleur et les blocages. Gaël se sent libre et maître de ses émotions. Il est inarrêtable. Depuis quand ne s'était-il pas délecté de lèvres délicieuses ? Depuis quand n'avait-elle pas ressenti ce chaos idyllique dans son ventre et sa poitrine ? Les deux amoureux redécouvrent les joies de l'amour, l'euphorie du début, ainsi que la passion qui s'embrase...
La nuit tombée, alors qu'ils s'endorment lovés dans les bras de l'un et l'autre, Gaël reçoit un appel de sa voisine. Elle l'alerte sur l'état de santé de son père qui s'est nettement dégradée. Il refuse de s'alimenter. Son fils panique, terrorisé à l'idée de perdre un deuxième parent. Surtout en si peu de temps. Ni une ni deux, il informe Alice qu'il repartira dès le matin dans son village, près de Telgruc.
- Je t'accompagne. Annonce la jeune femme, refusant de laisser Gaël surmonter une nouvelle épreuve seul.
C'est décidé. Ils partiront dès demain.
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Les Hortensias [TERMINÉE]
Short StoryDans un petit village breton, par une matinée humide de larmes et de pluie, Gaël enterre sa mère chérie. Il tente par tous les moyens d'aller de l'avant. Mais comment vouloir avancer lorsque son pilier de vie n'est plus ? Comment faire le deuil d'un...