Déni

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D é n i

Le lendemain pour le petit déjeuner, Gaël et son père se recueillent autour d'une tablée. Trois couverts sont fidèlement disposés. Se rendent-ils compte que l'une des assiettes ne sera plus jamais utilisée ? Lorsque le jeune homme s'assoit, il remarque quelque chose d'anormal. Son père, bien trop dans ses pensées, ne prête attention aux banalités. Sa mère n'est plus. Alors le thé ne sera pas servi dans sa tasse favorite. Un vase ne trônera guère sur la fenêtre avec comme fleurs des hortensias. Quel dommage. C'est l'été. La saison pour ces plantes mais elle n'en profitera pas. Plus jamais. Inconsciemment, Gaël broie sa cuillère. S'il se concentre, il peut imaginer l'éclat des cheveux bruns de sa mère, son sourire espiègle, ses yeux aussi perçants que ceux d'un aigle. Il sert tout de même le contenu chaud dans une tasse. Qui refroidit. La douleur, elle aussi, refroidira-t-elle un jour ? La plaie est immensément brulante. Lancinante. Un volcan en éruption. Qui ne se repose jamais. Toujours en ébullition détruisant tout sur son passage. Engloutissant les derniers semblants de vies, anéantissant les ultimes espoirs. Puis vient le néant. Les cendres. Les regrets. Un vide en soi. Un vide de soi.

Son père n'a pas dit une syllabe depuis la cérémonie. Il est tout à coup devenu muet. Comme si parler était alors inutile, dénué de sens. Quel intérêt ont les mots si ce n'est pas pour être entendus ou lus ? Il se mure dans un silence que lui seul peut écouter. Gaël est désemparé. Il a du mal à comprendre la situation. Du mal à comprendre comment vivre sans une mère. Sans un modèle, un pilier de vie. Sans une force indéniable. Le lien a été brisé. Involontairement. Brutalement. Un cordon qui se coupe prématurément. Est-on forcément prêt à voir l'un de ses parents mourir ? Gaël se la pose sérieusement, cette question. Comment, Diable, ont pu bien faire les autres ?
Des interrogations, il en a des tas. Pourquoi ? De quelles manières ? Il refuse d'avaler cette perte. « Prenez d'autres fleurs, d'autres âmes, n'importe, sauf celle-ci » prie-t-il en secret.

Une fois le déjeuner à moitié consommé, Gaël se demande que faire de la tasse encore pleine. La jeter dans l'évier ? Cette réflexion l'insupporte car ce serait accepter l'idée qu'elle n'est plus. Hors de questions. Elle vit toujours, se dit-il. Alors il dépose le récipient sur le plan de travail et quitte la pièce. Anéantit.

Son père, un homme d'ordinaire souriant et optimiste, s'est engouffré dans son fauteuil devant la télévision. Il visionne les programmes sans vraiment y accorder une attention particulière. Un passe-temps. Attendre. Qu'elle refasse son apparition. Qu'elle s'excuse en souriant, elle ayant pour habitude de blaguer. Bah, même si celle-ci n'est pas drôle, il lui pardonnerait directement. Mais ce n'est pas une blague. Une mauvaise, peut-être, qui ne prendra fin.

*

Jamais ça n'est expliqué comment agir après les enterrements. Que faut-il entreprendre ? Trier les affaires ? Les vendre ? Les donner ? Les mettre à la poubelle ? Et les draps où son odeur est toujours ancrée, faut-il les laver ? Et cette souffrance perpétuelle, comment l'apaiser ?

Gaël a pris son courage à deux mains. Il a dépoussiéré de vieux albums photos où l'on peut apercevoir des images de sa maman. L'album retrace plusieurs périodes : sa naissance, son enfance, son adolescence, sa vie d'adulte, son mariage, puis la naissance de son fils. Les pellicules la représentant se font de plus en plus rares et finissent par complètement s'évanouir au fil des ans. « C'est pas grave. On prendra d'autres photos d'elle. Pas vrai papa ? » mais son père ne l'entendait pas d'en bas. Il n'entendait plus. Juste le bruit assourdissant que fait le silence terrifiant d'une épouse enterrée. Comme un cri omniprésent. Un cri perçant les oreilles et le cœur. Un cri du corps réclamant ardemment sa moitié. Se sentant nu. À nouveau vierge d'une chaleur qui fut si réconfortante et vitale. Une partie de lui s'est déchirée, est décédée.

Le lendemain et les jours suivants, trois couverts sont quand même ajoutés. Ni le père ni le fils n'ose retirer celui « de trop ». L'un ne parle toujours pas. L'autre ne comprend toujours pas. Il s'imagine le retour imminent de sa mère. Comme si elle était partie en voyage sur un coup de tête. Sans prévenir. Ses vêtements l'attendent d'ailleurs dans son dressing, l'une de ses robes a été repassée tandis que les hortensias ont eu le temps de pousser, patientant sagement d'être admirés. Par la fenêtre de la cuisine où Gaël nettoie la vaisselle, il les contemple. Livide. Il la voit encore les toucher ou bien les cueillir...

Les Hortensias [TERMINÉE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant