Dire adieu

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D i r e  a d i e u 

Dans un petit village breton, le cloché d'une église retentissait. Il sonnait l'heure des adieux, contait des embrassades mouillées et douloureuses. Vêtues de tenues noires, des petites gens se froissaient, pleuraient, s'embrassaient. Ils venaient de perdre une épouse, une mère, une sœur... Elle était au vu des dires une femme d'exception. À travers un discours élogieux, son unique fils la dessinait tel un portrait doux et unique en son genre. Lui-même se demandait en cet instant si funeste qu'est ce qui lui permettait de se tenir debout devant une telle assemblée. De courage, il en avait cruellement manqué lorsque son père l'avait appelé pour lui annoncer la triste nouvelle. Il n'y avait pas cru une seule seconde et ne s'était donc point rendu aux chevets de sa pauvre mère soufflant ses ultimes moments d'une vie presque achevée.

Pourtant il se tenait difficilement debout face à tous ces gens. Il le devait. Ses yeux suivaient machinalement les esquisses frivoles de ses mots griffonnés sur le papier blanc. Il savait que dans quelques minutes sa voix déraillerait et ses larmes couleraient pour de bon. Il a suffi d'un regard sur la photo de sa mère, orné d'un cadre doré, pour qu'il craque. Brisures. Fêlures. Le masque d'indifférence tombe par terre et se fracasse dans un bruit sanglant.
Ça y est. Il pleure. Il pleure les souvenirs déjà brumeux, son parfum épicé qu'elle mettait chaque matin, ses baisers tendres et raffinés et ses encouragements pour chaque épreuve à franchir : le brevet, le bac, surmonter une rupture... Il pleure un fantôme lointain, atteignant il l'espère, les cieux. Secrètement il prie les Dieux. Il les prie tous, religions confondues, mythologies et plus encore, pour que son souhait soit entendu : qu'elle aille vers un ailleurs où règne la paix.
Le temps n'emporte pas seulement les secondes, il emporte avec lui les cœurs qui se fragilisent, les corps vieillissants ou maladifs. Sans faire de différence. Sans faire de privilège ou bien sans faire preuve de décence. La mort cueille sans replanter. Ce n'est pas son rôle. Mais celle de la vie. De la vie qui jaillit soudain telle une éclaircie après l'orage. Le deuil est une tempête dans laquelle à première vue on ne peut maîtriser. À force l'on apprend à se protéger de lui, voire, pour les plus chanceux, à l'apprivoiser. Seulement peut-on en ressortir indemne ? Peut-on ne pas être traumatisé, percuté, mutilé, après l'éclat des bombes ? Peut-on sourire sans que les lèvres ne soient tout à fait tordues ? Peut-on remarcher correctement en ligne droite ? Ou bien les écarts de jambes maladroites sont à prévoir ? « Peut-on », c'est bien là la question.

La boule au fond de sa gorge pèse lourdement, le rendant nauséeux. C'est d'un pas lent que Gaël regagne sa place sur le banc auprès de son père. Il ne quitte guère des yeux le cercueil, désirant ardemment pouvoir l'ouvrir une dernière fois. Pouvoir l'embrasser une dernière fois. La voir une dernière fois. En y réfléchissant, des dernières fois, il en voudrait à l'infini. Mais le temps, régit par l'on ne sait qui, ne répond pas aux demandes. C'est bien connu. L'Univers, peut-être. En revanche il ne ressuscite pas les morts. Il les recueille pour une bonne raison. C'est encore tôt pour que Gaël entende raison. Seulement quand ? Il existe un « trop tôt ». Existe-t-il un « trop tard », un point de non-retour ?

La cérémonie s'achève par des louanges et des chants. Les voix s'élèvent tandis que les cœurs ne s'apaisent pour autant. À la sortie, par un temps évidemment pluvieux, les proches s'enlacent mais ne trépassent. Gaël observe lentement autour de lui. Il croit encore tel un enfant naïf que sa mère les rejoindra, son éternel fleur de lilas dans les cheveux. Sauf que ce n'est pas le cas. Elle est bien là nonobstant : dans ce cercueil qui prochainement sera recouvert de terre et de gravats.

Doucement, certaines personnes se dispersent laissant un semblant d'intimité à la famille désormais endeuillée. Ils marchent vers le cimetière où d'autres âmes reposent. Dans une partie du lieu, sous un chêne splendide, beau et verdoyant, une nouvelle tombe a fait son apparition.

Gaël ne peut regarder ce qui va suivre. C'est au-dessus de ses forces. Il n'a pas digéré. Il ne digèrera jamais. Mais les remords l'assaillent de parts en parts. Il n'était pas présent pour lui dire au revoir alors il se fait violence pour lui dire adieu. À ses côtés son père renifle. Ressasse. Rêvasse, même. Les réminiscences de son épouse vivante sont encore trop fraîches pour les rafraichir totalement. Il doit se montrer fort pour son fils. La douleur est bien trop béante pour tenir bon. Le vieil homme tremble, s'accroche désespérément à la chaire de sa chère. S'agripper afin de ne pas sombrer. Se rattacher à l'ultime couleur brillante alors qu'un trou noir est prêt à le happer.

Tout le monde s'est retiré. Y compris son père, trempé jusqu'aux pieds par l'averse. Il ne reste plus que Gaël refusant d'accepter la vérité. Préférant se confondre dans sa propre fiction où sa mère respire toujours dans l'Éternel. Bien sûr il fallait s'y attendre : sa figure maternelle n'était plus véritablement toute jeune et la maladie la rongeait un peu plus chaque jour. Mais Gaël n'avait pas été préparé à cette brutalité. Il n'avait pas été préparé à ce vide rongeant les entrailles, à ce sentiment viscéral qu'est la peine immense. Il se demande : comment peut-on faire un deuil parental ? Est-ce normal de ressentir une telle rage animale... ? 

Les Hortensias [TERMINÉE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant