CHAPITRE 4

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Cette fête est vraiment une mauvaise idée. Après avoir fait un rapide tour du rez-de-chaussée, je m'arrête près de la table des boissons. Je regarde timidement l'ensemble des gobelets empilés et renversés. Il y a plusieurs grands bols, dans lesquels reposent des liquides colorés. Deux filles arrivent et se servent à la louche, riant aux éclats.

— On ne sait pas quoi choisir ? susurre une voix près de mon oreille.

Cette voix, je la reconnais. Je me retourne lentement, pour contempler Jay qui me fait face. Il n'a pas perdu de temps pour venir me retrouver.

   Merde, Abelle. T'es pas le centre du monde, non plus.

Il attend une réponse de ma part, ça se voit à sa manière qu'il a de se mordre la joue et de me fixer comme si je suis la seule « chose » importante à ses yeux. Je remarque quelques regards s'attarder sur nous, ce qui me met plus mal à l'aise que je ne le suis déjà.

— Tiens, tu as perdu ta langue ? Le « malade » t'as fait peur ?

J'ignore quand est-ce qu'il me parait le plus impressionnant : dans le noir ou à la lumière artificielle d'une lampe ? Tout ce que je peux dire à son sujet, c'est qu'il est sombrement séduisant. Il y a quelque chose qui le rend à tomber. D'un autre côté, cette même particularité me fait frissonner. Comme... une brise fraîche en plein été, ou un courant d'air glacial au fin fond de la cave...

— C'est quoi ? demandé-je en désignant les bols, tentant de détourner son attention.

Il prend soigneusement le temps de m'énumérer chacun des alcools, précisant les allergènes et autres produits pouvant potentiellement poser problème. Il fait preuve d'un sérieux et d'une attention qui me touchent. Pourtant la manière qu'il a de me regarder ne me met toujours pas à l'aise. Ainsi, je n'ai absolument rien retenu de ce qu'il m'a dit. J'étais un peu trop concentré sur le mouvement harmonieux de ses lèvres.

— Tu as fait ton choix ? me demande-t-il après avoir terminé la liste.

— Il n'y aurait pas simplement de l'eau ?

Il pouffe d'un rire sans chaleur, qui me noue l'estomac. Il peut bien se moquer de moi s'il le veut, je n'en ai rien à faire. Rien à faire de lui, ni même de ces fichus boissons ou de cette maudite fête.

— Attends-moi ici, je vais te chercher une bouteille.

J'acquiesce et le regarde s'éloigner, jusqu'à ce qu'il disparaisse de mon champ de vision. Les autres élèves me scrutent étrangement. Ont-ils un problème ? La curiosité est pourtant un vilain défaut. Je me sens soudainement oppressée par tous ces regards posés sur moi. Cette soirée est définitivement une mauvaise idée. Ni une, ni deux, je me dirige jusqu'à la porte d'entrée. Une fois en haut des escaliers, je retire mes talons et dévale une à une les marches.

Je me sens libre. Libre de pouvoir choisir comment mener ma vie. Me donner le choix de rester ou non dans un endroit qui me rend mal à l'aise. À ce moment-là, je repense à ma mère. Était-ce pour cela qu'elle était partie ? Notre foyer était-il devenu un poison, un feu ardent, un endroit si sombre, qu'il lui faisait peur ? Maintenant que je ne fais temporairement plus partie de leur vie, était-elle revenue ? Finalement, ce poison, c'est peut-être moi. Après tout, c'est sur moi qu'ils ont mis toutes leurs espérances. Un temps loin de leur fille adoptive leur serait sûrement bénéfique. J'espère cependant que ce temps ne soit que temporaire.

À ce moment-là, alors que je franchis le portail en fer forgé, je cherche mon téléphone portable.

J'ai ce besoin irrépressible d'entendre la voix de ma mère. Je veux l'appeler, savoir comment elle va. Je cherche dans toutes mes poches, comme une hystérique. Mon cœur est lourd comme une pierre. Je respire fortement, beaucoup trop fort. Oh non... pas maintenant. Pitié. Je marche longtemps sur la seule route qui mène chez les Milton, espérant retrouver la rue menant à la ville. J'abandonne la recherche de mon portable au bout de cinq minutes.

Je n'ai définitivement pas mon téléphone avec moi. Je ne peux ni appeler ma mère, ni prévenir Carla que je veux rentrer. Je soupire longuement, frémissant à cause du froid. La route jusqu'à la maison est longue et je ne suis pas sereine. Il fait nuit noire dans les environs, sans parler de la lune qui se cache de temps à autre. J'ai peur de ce que je peux trouver dans le noir. Ne sait-on jamais sur quoi l'on peut tomber...

Je longe les prés plongés dans le noir. Le chant des grillons envahit quasiment l'espace, saturant l'environnement. La lune se dégage de sa couverture nuageuse quelques instants, éclairant sommairement l'endroit. Dans les prés presqu'entièrement verts, des petites fleurs jaunes, blanches et rouges parsement le sol. C'est merveilleux. De jour, le spectacle doit être magnifique. Mon cœur rate cependant un battement lorsque je porte à nouveau mon attention sur la route.

Pendant quelques secondes, je crois apercevoir une silhouette au loin, une forme humanoïde floue debout sur le bitume, si noire et opaque, qu'elle contraste avec l'obscurité... mais ce qui m'interpelle le plus, ce n'est rien d'autre que ces deux points blancs plantés en hauteur, tels deux yeux. Mais la lune disparaît de nouveau, faisant ainsi s'évanouir dans la pénombre le mirage que j'ai cru discerner.

Des frissons parcourent mes bras, tandis que mon rythme cardiaque s'accélère. C'est comme si une bulle se forme autour de moi. Je m'arrête net de marcher. Je ne suis pas sûre de ce que j'ai vu, je sais bien que mon esprit peut me jouer des tours, vu les circonstances et que mon cerveau s'invente toujours toute sorte de scénario.

   Allons, Abela, ne fait pas ta chochotte. Il va vraiment falloir que tu consultes un psy, ma grande.

Je repense alors aux mots de Bill. Il m'a conseillé de vider mon cœur, de parler à quelqu'un. Il connaît un bon psychologue en ville, à quelques pas de mon nouveau lycée. Je n'ai qu'un mot à dire et il m'accompagnerait pour le premier rendez-vous. Je n'ai pas refusé, mais j'étais encore loin d'avoir accepté. Parler de cette situation à quelqu'un d'extérieur ne peut pourtant pas me faire de mal. Mais je ne pense pas être prête à m'ouvrir.

Je soupire une nouvelle fois, longuement, clignant lentement des yeux lorsque la lune réapparaît, éclairant une nouvelle fois l'endroit. Le temps semble alors s'être arrêté. En même temps, les grillons se taisent. Quelque chose me dérange fortement cependant. En effet, une brise fraîche se glisse entre mes jambes nues. Cependant, les herbes qui m'entourent ne bougent pas d'un pouce. Ce que je sens, contre ma peau, n'est donc pas un courant d'air.

Le léger vent, glacé qui plus est, se faufile entre mes cuisses, remontant sur mes hanches puis mes bras, qui se parcourent de chair de poule. Insidieux, j'ai jusqu'à l'impression qu'il pénètre chaque pores de ma peau.

Cette silhouette a disparu, mais désormais, je sens comme une présence dans mon dos. Et comme si ça ne suffit pas, j'entends très clairement quelqu'un respirer – ou plutôt dois-je dire, j'entends un long râle morbide. J'ai l'impression de délirer : dans ma vision périphérique, j'aperçois une sorte de brume opaque, telle la fumée d'un puissant incendie. Elle s'approche de plus en plus du centre de ma vision. Quel ne fut pas mon effroi, lorsque j'aperçois la brume prendre une forme très distincte de doigts.

Il est, à ce moment, très possible que je délire : cependant, mon cœur lui, est clair, net et précis. Quelque chose cloche. Au fond de moi, une sorte d'instinct primaire s'éveille : celui de la survie. Quelle est donc cette odeur de brûlé que je sens ? Ni une, ni deux, je ne cherche même pas à me retourner et, prenant mes jambes à mon cou, je m'élance.

De toute ma courte existence, je n'ai jamais couru aussi vite. Je m'élance à en perdre haleine, le bitume défilant comme un vieux film en noir et blanc sous mes pieds. Le sang pulse à vitesse affolante dans mes veines.

   À tous les coups, quelqu'un a cherché à te faire peur et tu n'y as vu que du feu. Espèce de folle.

Fatiguée, essoufflée, et le cœur au bord de l'arrêt, je m'arrête après cette longue ligne droite et me retourne, persuadée que j'étais idiote – et complètement cinglée, par la même occasion. Je suis belle et bien seule sur cette route. Bon sang...

Lorsque Carla nous a accompagnés, je me souviens que nous sommes passés à côté d'un bar, isolé de tout. Je n'ai qu'à m'y rendre et demander au patron à passer un coup de fil. Au point où j'en suis, je préfère cent fois faire un kilomètre de plus, plutôt que de retourner chez Steve Milton, où ce Jay doit déjà s'être rendu compte de mon absence. Les grillons recommencent à chanter, tandis que j'accélère le pas pour rapidement rentrer chez les Johnson.

L'éveil des âmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant