Prologue 4

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Je mange le repas devant moi, je me force à en ingérer chaque miette. Il le faut si je veux reprendre des forces. Mon année en prison a laissé mon corps dans un triste état : il y a longtemps que je n'ai plus eu mes menstruations, et ne parlons pas de la faiblesse de mes muscles ou du gris de mes cheveux qui gagne du terrain sur le brun. Plus le temps passe et moins je ressemble à une fremen, le soleil de Geidi prime, les carences, la fatigue, tout cela me vide peu à peu de toutes mes couleurs. Mais je récupérerai, je le dois.

Shee est à côté de moi, elle mange aussi son repas. Après les semaines que j'ai passées à vivre avec elle, je me suis habituée à sa présence. J'en suis même venue à l'apprécier. Ici, elle est la seule qui m'apporte un peu de tendresse, elle me donne du courage. Dans un monde où tous souhaitent ma mort, elle m'accorde paix et soutien.

Elle a commencé à m'enseigner les traditions Harkonnen, leur langue et leur histoire. La culture Harkonnen repose essentiellement sur l'autoritarisme, l'esclavagisme de civilisations entières, et le profit à tout prix sans considérations éthiques. Ce mode de pensée leur a permis de passer du statut de simple maison mineure à une maison majeure. Shee affirme que Geidi Prime était autrefois magnifique, mais son exploitation en a fait une planète désolée. Selon elle, c'est aussi la raison de leur apparence physique peu commune. C'est ce qui attend Arrakis sous le joug de cette maison.

Cela me répugne, mais si je veux survivre ici, être familiarisée aux Harkonnen et à leur histoire est un mal nécessaire. Un bon Fedaykin(1) connaît son ennemi. Alors j'apprendrai à le connaître.

Brisant le silence, la porte s'ouvre violemment et vient se heurter aux murs. Feyd-Rautha entre dans la pièce comme un ouragan de fureur. Ma détermination à le tuer vacille, mais je ne flanche pas. Il s'approche de moi. Shee est douée pour cacher ses émotions, mais je sens son appréhension. Elle se lève de sa chaise et baisse la tête devant lui en signe de soumission et de respect. Je n'en fais rien, je ne lui offre qu'un regard noir. Il saisit mon visage dans sa main. Sa prise est douloureuse, mais je refuse de le lui montrer. Je ne lui ferai pas ce plaisir.

- Souhaites-tu me tuer, fremen ? Il plonge son regard dans le mien comme pour sonder l'étendue de ma haine, et ce qu'il y trouve à l'air de le satisfaire.

- Sois sûr que je te tuerai, Harkonnen, crache-je.

- Bien, me répond-il.

Sans prévenir, il agrippe mon bras et me traîne hors de la pièce.

- Shee!! Je hurle et je proteste, mais elle ne peut rien faire de plus que me regarder, impuissante.

- Oh mais elle ne te sauvera pas, petite chose, rit-il.

Après une marche effrénée dans les couloirs de la forteresse, nous nous arrêtons. Une immense porte noire s'ouvre devant nous et découvre derrière elle une arène, à peine plus petite que celle dans laquelle Feyd-Rautha avait combattu quelques semaines auparavant. Les spots de lumière m'aveuglent.

- Tu veux me tuer ? hurle-t-il en ouvrant les bras. Alors ne me déçois pas, assène-t-il.

Un garde jette à mes pieds un couteau à la lame noire. Je le ramasse. Il est lourd, mais bien équilibré. Mon regard passe de l'incompréhension à la résolution la plus totale. Aujourd'hui je le tue, ou je mourrai en essayant. Mais je ne faillirai plus jamais je le jure. Cette nuit-là j'ai fait défaut aux miens, une erreur doit être réparée.

Feyd-Rautha retire son manteau. Il ne porte pas d'armure comme la dernière fois, seulement une chemise, un pantalon et de longues bottes de cuir noirs. Il ne dégaine pas d'armes. Très bien, fais comme tu veux, ton arrogance te tuera.

Nous nous tournons autour, je cherche la moindre brèche sans rompre le contact visuel, comme Sireen me l'avait appris. Je te vengerai. Il me sourit, ce qui laisse voir ses dents noires de démon.

– Aurais-tu renon-

Je ne lui laisse pas le temps de finir sa phrase et me jette sur lui avec toute la rage et la douleur accumulées. Je tente un coup mortel et vise le cœur. Il esquive sans aucune peine. Ma colère n'en est que décuplée, j'enchaine tentative après tentative. Mais ma lame n'embrasse chaque fois que le vide.

- Pathétique, crache-t-il.

Notre danse dure longtemps, les coups pleuvent mais mon efficacité ne grandit pas, contrairement à son plaisir. Mes essais désespérés provoquent chez lui une hystérie des plus sordides.

Soudain, sans que j'ai le temps de réagir, il me prend l'arme des mains. Les rôles s'inversent, il est en position d'attaque, je suis en défense. Quoique "défense" soit un bien grand mot, chacun de ses coups m'atteint et tranche la chair. Une frappe violente dans les côtes m'arrache un cri de douleur. Il m'entaille le bras, puis l'autre, une jambe, puis l'autre, il ne touche pas de nerf mais la douleur est fulgurante. Il est d'une précision mortelle. Les larmes me montent aux yeux. Un dernier coup de pied dans le bas du ventre m'envoie à terre. Je me retrouve allongée dans le sable, son genoux sur le torse, sa lame sur la gorge.

– Tu es faible..., commence-t-il tout en déplaçant sa lame sur mon ventre.

La dague tranche le tissu puis ma peau. Je hurle et supplie, les larmes coulent aussi abondamment que le sang mais il ne s'arrête pas.

– ...petite, maigre, sans aucune tactique et connaissance du combat, continue-t-il, et tu espérais me tuer MOI ?!! Feyd-Rautha, futur Siridar-Baron ?? Il te faudra plus que ça pour m'abattre.

Je ne réponds pas, la honte et la douleur m'en empêchent. Il a raison. Je ne vaut rien, je suis incapable de venger les miens. Je suis la honte des Fedaykin, et de tous les Fremen.

– Mais je peux t'apprendre, laisse moi t'apprendre, lâche-t-il. Son sourire a disparu, un air grave l'a remplacé, il soulève son arme de mon ventre.

La surprise bloque ma respiration dans ma poitrine. Est-ce un tour pour me tuer, me faire souffrir davantage ? Se moque-t-il de moi ? Je scrute son visage dans l'espoir de trouver des réponses. Ses yeux bleus ne quittent pas les miens. Il est sérieux.

- Je n'ai rien à apprendre de toi, tu n'es qu'un monstre sans une once de moralité, lui crache-je à travers mes dents serrées par la douleur.

– Crois-tu que la morale te sauvera la vie ? Crois-tu que la morale vengera ta famille ? l'a-t-elle sauvée ? Alors, petit rat du désert, repense à la position dans laquelle tu te trouves en ce moment...et dis moi que tu n'a rien à apprendre de moi.

Ses paroles me frappent plus durement que tous les coups qu'il m'a porté jusque là. Mais sa proposition, bien que abjecte, est la meilleure solution qui m'est donnée. Je relâche mes muscles, j'arrête de lutter.

- Apprends moi, apprends moi à devenir aussi forte que toi, finis-je par répondre. Je ferme les yeux pour contenir les larmes.

À peine ai-je fini de prononcer ces mots qu'il se lève et tourne les talons. Se moquait-il donc bien de moi ? N'est tout cela qu'un jeu tordu pour lui ? En réponse à ma question silencieuse, il jette son couteau dans le sable.

- Garde la, dit-il sans se retourner.

Je reste figée, je fixe son dos s'éloigner et disparaître dans l'ombre du parodos. Il ne mentait pas, il va m'enseigner.

Je ramasse la lame noire souillée par mon propre sang, sombre, fremen. J'apprendrai auprès de lui, j'apprendrai à tuer comme une Harkonnen, à penser comme eux. Et quand je serai aussi forte que mon ennemi, je le tuerai avec sa propre arme, son enseignement. 


Notes :

(1) Les  Fedaykin sont de puissants guerriers fremen, à l'origine formés pour redresser les torts.

À l'aube du Soleil NoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant