La 307

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La lumière blafarde de l'aube s'infiltrait avec peine à travers les rideaux décolorés de la petite cuisine d'Alice, où les tics d'une vieille horloge répondaient aux tocs d'une jeune femme sous pression. Dans un coin, la bouilloire commençait à s'agiter, son crépitement montant graduellement jusqu'à déployer une surprenante férocité. Alice fixait l'appareil avec intensité, sentant que ce bête objet reflétait l'agitation tumultueuse de son âme.

"Ça ne peut pas durer, disait-elle, ça ne doit plus durer, je ne me laisserai plus faire !" Tremblante de tout son corps, elle s'empara de la bouilloire et parvint tant bien que mal à verser l'eau dans la tasse de thé. Elle attendit quelques instants que les ingrédients infusent un tant soit peu, puis elle retira le sachet et le jeta dans la poubelle.

Elle aurait tout avalé d'un trait si cela avait été possible. Mais la chaleur de sa préparation l'obligea à siroter lentement le contenu de sa tasse. Quand elle eut fini, elle regarda l'heure : 7 h 15. Le temps était une denrée qu'elle ne pouvait se permettre de gaspiller. Elle alla se coiffer à la salle de bain, le miroir lui renvoyant son visage totalement ravagé par la peur et le désespoir.

"Non, ça se passera plus comme ça ! Je ne me laisserai plus faire ! " dit-elle encore une fois en se regardant les yeux dans les yeux. Sa détermination semblait alors farouche. Mais c'était peut-être celle d'un tigre de papier.

Alice ferma les volets de la maisonnette, boucla sa porte à double tour et vérifia le bon verrouillage. "C'est fermé, c'est bien fermé, dit-elle nerveusement." Puis, toujours balbutiante, elle traversa à pied le petit village. Cette fois, elle n'aurait pas besoin de prendre le train pour aller au travail.

Alice s'arrêta devant le garage, la dernière bâtisse sur la gauche. En tôle ondulée, elle portait fièrement l'enseigne « Marco Mécanique ». Des véhicules poussiéreux ou boueux était en attente de réparation et s'alignaient comme des patients en salle d'attente. "Et vive la Meuse, dit-elle d'une voix sarcastique."

Marco, le garagiste, était adossé à l'entrée du garage, torchon huileux à la main, esquissant un sourire teinté de compassion à l'approche d'Alice. Il voyait bien que son ancienne camarade de jeu de l'école primaire avait connu des jours meilleurs.

"Bonjour Alice, je suppose que tu viens pour la Peugeot", lança-t-il.

Elle hocha la tête sans un mot, s'efforçant de garder sa contenance, tandis qu'elle suivait Marco à l'intérieur du hangar sombre et serein. La 307 se tenait là, dans un coin isolé, son allure de retraitée encore élégante, malgré les années. La peinture bleu nuit brillait d'un éclat qui semblait défier l'épreuve des années, tandis que l'intérieur était étonnamment immaculé pour une voiture de son âge.

"Un modèle de 2002. Comme je te disais hier au téléphone, il est à toi pour 400 euros. Contrôle technique OK, entretien à jour. Cette voiture... elle a été bien aimée, bien choyée. Le propriétaire, M. Caradek, a perdu sa femme, il veut se débarrasser de tous les objets du passé, donc il brade. C'est une bonne affaire", expliquait Marco.

La tempête intérieure d'Alice parut se calmer un instant alors qu'elle promenait les mains sur le capot froid de la voiture. Mais, très vite, une peur irrationnelle la saisit en réfléchissant au malheur des Caradek. C'était comme si le destin funeste d'une famille lui profitait et lui offrait un premier moyen de reprendre le contrôle de sa vie.

"Je l'achète," dit-elle d'une voix qui se voulait assurée, mais qui s'enrouait sous la pression de mille pensées contradictoires. Elle sortit de son sac à main quatre billets froissés et les tendit à Marco, qui les accepta volontiers.

Le monstreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant