Chapitre I - partie 2

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Vendredi 31 octobre 2014 – 22h 15 – Près d'Angers

Ticia poussa la porte et la surprise l'éblouit. Ses pupilles se rétractèrent et une douce chaleur l'invita à entrer. L'air portait un mélange d'oignons et de thym ; elle se sentit saliver. Pourtant, elle hésita. « Pourquoi c'est allumé ? » se demandait-elle. Depuis le garage, elle observa la cuisine à travers la porte ouverte. Des dés de carottes caramélisaient sur la gazinière et la bouilloire gargouillait.

Mme Chesnel, contourna la voiture pour se glisser à la suite de sa fille. Elles rentraient toutes deux de la gare. Ainsi, Ticia s'étonnait de trouver la maison allumée, puisque sa mère y vivait seule.

- Alors ? s'enquit cette dernière. Entre !

Et la jeune femme s'exécuta. Lorsqu'elle avançait, les talons de ses lourdes bottes traînaient au sol. Ticia se déplaçait rapidement comme si marcher prenait un temps précieux. Les épaules voûtées et son sac sur le dos, elle se dirigea vers le couloir.

- Bonjour !

Je sursautais ; Ticia, non. Quelqu'un venait d'apparaître dans la cuisine. Un petit homme bien portant lui tendait une joue rasée à blanc. Il ne s'agissait pas du père de Ticia. Depuis sa séparation avec Mme Chesnel, M. Bartoli vivait à Marseille ; il ne remettrait jamais les pieds à Angers.

L'inconnu attendait une bise ; Ticia esquiva son visage. Lui, dansa d'un pied sur l'autre, un sourire crispé aux lèvres. Il lui tendit une main :

- Tu dois être Laetitia ! J'ai beaucoup entendu parler de toi. Je m'appelle Daniel.

Ticia accepta sa poignée de main. Il avait la paume chaude et les doigts fermes, mais souples.

- Bonsoir... salua-t-elle.

Mme Chesnel tirait sur ses cuticules et mordait sa lèvre. Lorsqu'elle se sentait nerveuse, Ticia offrait le même spectacle. C'est en observant sa mère, supposais-je, qu'elle a pris cette habitude.

- Ticia, intervint Mme Chesnel, ma chérie, quand tu iras poser tes affaires dans ta chambre, tu verras. Simon a envoyé un paquet pour toi. Je l'ai laissé sur ton lit.

Mais c'est qui, ce Simon, à la fin ? Et pourquoi il lui envoie des trucs, si elle lui répond même pas ? Ticia hocha la tête. Sans un mot, elle se dirigea vers sa chambre.

La porte gémit. Je m'attendais à retrouver la Ticia que je connaissais à travers le témoignage de cette pièce. J'imaginais les murs recouverts de posters, un bureau net et ordonné, mais surtout, une bibliothèque pleine à craquer. Mes espoirs embrassaient la biographie d'une enfance riche et colorée, d'une pièce empreinte d'échos de vie, de fragments d'histoire. La plainte des gonds répondait déjà à mes attentes. Je me sentis vibrer d'une excitation nouvelle.

L'univers que je découvris par cette embrasure me glaça. Là où j'anticipais l'éclat du souvenir des jours révolus, m'accueillirent quatre murs blancs. Cette chambre où devaient résonner les murmures du passé demeurait muette, impersonnelle. Il ne restait qu'un lit.

Comme Mme Chesnel le prédisait, Ticia y trouva une boîte à chaussures momifiée d'adhésif. Elle déchira l'emballage. Celui-ci contenait un livre, un carnet, et une carte de tarot. La couverture du premier représentait une personne vêtue de noir, portant un livre sur la couverture duquel une personne vêtue de noir portait un livre. Une mise en abîme, songeais-je. L'œuvre s'intitulais « Lorem ipsum : Noirs présages ». Lorem ipsum... Ces mots me semblaient familiers. Mais qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Je réprimai un frisson ; Ticia posa le volume au pied du lit.

Le carnet à la couverture molle ressemblait au mien : un format A5, bleu nuit. « Journal des rêves », gribouillé au stylo bille, présentait le cahier. Pour une raison que j'ignorais, l'écriture me rappelait la mienne.

La carte, quant à elle, représentait un donjon. « La tour » lisait-on au bas de l'édifice.

Ticia pianota sur l'écran de son téléphone. Elle composait un message à l'adresse du fameux Simon ; une réponse au joyeux anniversaire qu'il lui souhaitait : « Merci. Et pour le colis, aussi. Pourquoi la tour ? » La réponse arriva immédiatement :

- De quoi tu parles ?

Ticia plissa les sourcils ; ses lèvres pincèrent jusqu'à se fondre en une ligne. « Comment ça ''De quoi tu parles '' ? » La jeune femme soupira par le nez et son visage retrouva sa sereine patience.

- La carte de la tour que tu as mis dans le colis, répondit-elle. Pourquoi ? C'est un marque page ?

- Mais quel colis ? renvoya Simon.

Ticia saisit les restes de l'emballage qui trainaient sur son lit. Aucune adresse d'expéditeur n'y figurait. Près de la farandole de Marianne vertes, le tampon indiquait « Angers ».

« Simon peut pas avoir envoyé ça. » conclut Ticia. « Il serait pas venu de Marseille jusqu'à Angers pour envoyer un colis depuis la poste la plus proche. Mais alors qui ? »

- Laisse tomber, envoya-t-elle finalement. On m'a envoyé un colis et j'ai cru que c'était toi.

- Ça fait deux ans que tu me parles plus. Deux ans ! Et le jour où tu me réponds enfin, c'est pour me prendre pour un jambon ? Tu sais quoi ? Laisse tomber. »

Ticia dût relire le dernier message à plusieurs reprises. Elle comprenait la colère de Simon quant à son silence, mais pas son changement de ton. « Me prendre pour un jambon... » murmura-t-elle en écho au message de son correspondant. « Me prendre pour un jambon... »

Elle contacta toutes les personnes susceptibles de lui envoyer un livre. Peu lui répondirent immédiatement ; aucune ne se prétendit expéditrice du paquet. En y repensant, je me demande combien de ses correspondants savaient qu'elle détestait qu'on lui souhaite son anniversaire. « C'est pas un exploit. » avançait-elle parfois. « La Terre tourne. J'y suis pour rien. »

Ticia déposa la carte par-dessus le cahier qui lui-même couvrait le livre. Elle se saisit ensuite du carnet, laissant tomber la tour sur Noirs présages. La carte glissa jusque sous son lit. Elle refusait de lire le roman. Tant que personne n'admettrait lui offrir le livre, il resterait fermé. Quant au carnet, il lui apprendrait peut-être l'identité de son expéditeur. Elle l'ouvrit :

« J'ai souvent ce cauchemar d'un incendie. » racontait le cahier dans une écriture manuscrite. Hé ! Mais c'est mon carnet, ça !

- Donne, ordonnais-je.

Je tentais de le lui arracher ; mes doigts passèrent au travers de la couverture. Ticia poursuivit sa lecture : « De longues colonnes de flammes dévorent la façade, s'élèvent au ciel, et muent le jour en nuit. La chaleur me mord les joues et sèche mes yeux. Ma gorge pique ; je tousse. Une vive douleur me déchire le bras gauche. Ma peau fond. »

- Mais rends-le-moi, bordel !

Elle ne m'entendit pas. Malgré mes efforts pour contrôler ma colère, le monde se déroba à mes sens.

Noirs présages - Lorem ipsum IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant