Chapitre 4 (1/2)

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Crimson avait déambulé dans le ciel durant un temps indéterminé, complètement perdu dans l'enfer de son esprit. Était-ce à ça qu'allait ressembler sa vie, désormais ? Pour la deuxième fois de son existence, il avait l'impression d'avoir tout perdu.

Lors de la première, c'était exactement le cas – il avait tellement perdu qu'il ne lui restait plus qu'une coquille vide comme enveloppe corporelle, encore à ce jour. Et pour la seconde, il avait de nouveau tout perdu, avant même qu'il ne puisse y avoir quelque chose à détruire.

Porté par les courants du vent, les étoiles défilaient au-dessus de son corps sans qu'il ne les remarque. L'air qui sifflait au contact de ses écailles parvenait presque à assourdir l'un de ses sens, mais son esprit, lui, restait encore bien trop embrumé.

Il se trouvait si haut dans le ciel que les larmes qui s'échappèrent de ses yeux gelèrent presque aussitôt contre sa peau. Elles glissèrent sur ses écailles en se perdant au loin.

La tristesse qui enflait en lui depuis des décennies se mêlaient aujourd'hui à la colère, au désespoir et à une rancœur viscérale qui lui rongeait l'intérieur comme une putain de gangrène impossible à soigner. Lorsqu'il enfermait ses émotions comme il enfermait d'ordinaire la Bête, il parvenait à faire correctement son boulot. Se lever, manger, bosser, tuer, sauver, parfois voler pour oublier, dormir, et recommencer ainsi tous les jours. Cela faisait des années qu'il avait pris le pli. Mais l'arrivée de cette maudite femelle avait tout foutu en l'air, il n'était plus bon à rien maintenant. Elle avait décuplé tous les sentiments qu'il s'interdisait de ressentir, et il lui était impossible de tout museler de nouveau.

L'impuissance formait une boule brûlante entre ses côtes, son cœur lourd pesait le poids du monde. C'était tellement douloureux que, s'il en avait eu le courage, il aurait volontiers demandé à l'un de ses Frères de pourfendre l'ensemble avec une lance. Ou une dague ou un couteau. Même un flingue pourrait faire l'affaire, pourvu que cette douleur perpétuelle s'efface.

Rien ne pourrait y venir à bout, et Crimson le savait. C'était son fardeau, et rien ni personne ne pourrait jamais l'alléger.

Comme pour hurler à Tunghlad ses tourments, une chaleur digne du feu des Elnferns remonta le long de sa gorge. Lorsqu'il ouvrit la gueule dans un cri muet, des flammes en jaillirent dans un vacarme de soufflet, illuminant momentanément le ciel comme en plein jour.

Le dragon dérivait comme un malheureux depuis de longues minutes quand une odeur qu'il connaissait bien parvint à franchir le brouillard de son crâne. Incertain, il cligna plusieurs fois des paupières. Il inspira encore une fois. Aucun doute possible, c'était bien les fragrances des arbres qui entouraient le Manoir.

En la reconnaissant instinctivement, Crimson reprit ses esprits et, de nouveau, la panique le saisi en remarquant les tourelles de la bâtisse en contrebas. Merde ! Pourquoi avait-il fallu qu'il atterrisse ici ? Sa grotte n'était visiblement pas encore assez loin.

Alors qu'il s'apprêtait à faire demi-tour fissa, un souffle, un murmure, le figea sur place. La voix était si claire, si douce, qu'il cru l'avoir rêvé. Il aurait pu l'ignorer, se détourner et continuer sa vie ailleurs. Ceci aurait pu être une option envisageable.

Mais la curiosité, l'envie et l'espoir fit qu'il regarda. Il pivota la tête pour observer le jardin, les escaliers, les fenêtres, comme pour se conforter dans l'idée qu'il avait inventé la voix. Des mots qu'il avait entendu malgré les hurlements du vent, sans aucune difficulté, aussi invraisemblable que soit cette idée.

Puis il remonta les yeux au sommet de la tour, et il l'aperçut. Il n'avait pas rêvé. Elle était exactement comme dans son souvenir, en tout point similaire au visage qui venait le hanter à chaque fois qu'il baissait les paupières.

Un long frisson parcourut son corps.

Ses muscles se raidirent et il rata un battement d'aile. Il fit une telle embardée qu'il manqua de peu de mordre la poussière.

Même de loin, les deux émeraudes qu'elle avait à la place des yeux étaient toujours aussi étincelantes.

Le doute lui tiraillait les entrailles. Était-il temps pour lui de retourner au Manoir ? D'affronter son avenir en solitaire et d'annoncer à cette fille de partir ? L'hésitation le tétanisait.

Il était bien trop faible pour faire une telle annonce. Il serait incapable de faire face à la déception qui assombrirait ses traits quand il lui annoncerait qu'il ne peut pas concevoir de petit avec elle.

Alors qu'il allait se dégonfler et retourner dans sa cachette de pierre pour ne plus jamais en sortir, il remarqua le moment exact où elle en prit elle-aussi conscience.

L'insulte était à deux doigts de sortir de ses lèvres outrées, ses sourcils froncés et ses poings serrés, une humeur massacrante s'était emparée d'elle.

Puis, alors qu'elle allait hurler, elle tomba en avant. Son cœur sembla s'arrêter de battre, et, pourtant, la douleur qui l'accompagnait s'était soudain décuplée.

Dans la foulée, Crimson croisa le regard de Waive, qui haussa ses épaules en souriant froidement.

Sans qu'il n'y réfléchisse vraiment, ses ailes se replièrent dans son dos et il piqua en direction du sol si vite que le paysage devint flou autour de lui.

Il n'avait que la dernière dragonne de l'humanité dans le viseur.

Un cœur de pierre T2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant