NICK


Assis devant mon bureau, j'entame à peine ma deuxième heure de travail et la quantité monstrueuse de boulot restant ne me paraît pas moins insurmontable que ce matin. Franchement, cette année de terminale n'est pas de tout repos. Je me doutais qu'il faudrait m'accrocher, mais j'étais loin d'imaginer à quel point. Ces cours et ces notions qui n'en finissent plus me filent la migraine ; et je n'ai qu'une envie : que le bac soit loin derrière moi pour que je puisse enfin respirer.

Lorsque mon téléphone vibre impatiemment sur mon lit pour la troisième fois, je me lève et le colle à mon oreille, agacé que l'on me dérange pendant que j'essaie vainement de me concentrer. Je n'ai pas le temps de dire un mot que la voix aigüe de ma sœur m'agresse les tympans :

« Nick, il faut que tu viennes. Maman vient de m'appeler, elle va rendre visite à Papa et rentrera sûrement pour le dîner. Elle avait l'air d'avoir bu plus d'un verre, m'explique-t-elle avec l'intonation un peu inquiète que je déteste.

- Détends-toi Capucine. T'es où ?

- Devant le gymnase. Tom est déjà parti. Dépêche-toi s'il-te-plaît, l'entends-je articuler.

- J'arrive », réponds-je avant de raccrocher.

Capucine fait du basket depuis qu'elle est en âge de tenir un ballon dans ses mains, et Tom est son entraîneur, mais il a sans doute autre chose à faire de ses soirées que de rester avec ma sœur en attendant que ma mère daigne la récupérer.

J'enfile rapidement mes baskets et sors de la maison, les clés dans une main et mon portable dans l'autre. Je monte dans ma voiture et agrippe le volant si fort que mes doigts deviennent rouges. Comment ma mère peut-elle laisser Capucine comme ça ? Elle n'est plus l'enfant fragile que l'on veut tous surprotéger, mais elle n'a que onze ans. Et rester seule dans l'unique certitude que votre mère ivre morte ne viendra pas vous chercher ne devrait pas faire partie de la vie d'une gamine de onze ans. J'aime ma mère, et je lui dois beaucoup, mais elle va encore trop loin. J'ai rayé mon père de ma vie depuis longtemps, et elle ferait mieux d'en faire autant. Comment peut-elle encore aller voir ce salaud en prison après tout ce qu'il nous a infligé ?

Je déteste savoir ma petite sœur vulnérable et angoissée dans la rue, en proie à des dangers auxquels je préfère ne pas songer. J'accélère encore un peu, si cela est possible, et j'essaie de noyer mon inquiétude dans la colère que je ressens envers ma mère. Que j'étouffe ensuite dans la haine et le dégoût que m'évoque mon père. Quelle famille, putain.

« Allez viens, Capucine. Ton grand frère préféré t'a encore sauvé la vie, dis-je pour détendre l'atmosphère.

- Tu gères, Nick », me réplique-t-elle sur le même ton faussement détendu que nous employons tous les deux chaque fois que les parents déconnent et que le déni est préférable à la réalité bordélique de ce qui reste de notre famille.

Elle monte sur le siège passager et nous nous arrêtons acheter deux croissants avant de rentrer à l'appartement vide. C'est petit, loin d'être grandiose, mais c'est dans les moyens de ma mère, et ça nous suffit.

Je m'installe sur le canapé, abandonnant tout espoir d'avancer dans mes révisions aujourd'hui, et je ne m'en plains pas. Puis j'allume une cigarette et fume en silence. Je passe la main dans mes boucles brunes en désordre, comme pour chasser les pensées que je rumine sans arrêt. Capucine n'aime pas me voir fumer ; et je sais que ma mère déteste aussi que j'entache ma santé avec une clope qui n'a rien demandé, mais elle n'est pas vraiment en mesure de dire quoi que ce soit lorsqu'elle laisse ses soirées, et sa vie aussi, être submergées par l'alcool, ravageant tout sur son passage. Et puis de toute façon, elle n'est pas là.

Je n'ai aucune idée de l'heure à laquelle ma mère compte rentrer, et je préfère ne pas y penser. On peut dire ce qu'on veut, mais l'ignorance reste parfois la meilleure des solutions. Ou du moins la plus envisageable dans ce genre de situation qui a fini de me surprendre, mais pas de me décevoir. Mon père n'est rien de plus pour moi qu'un homme parmi tant d'autres. Il n'a jamais vraiment été présent pendant mon enfance, avant même que Capucine vienne au monde, mais il a définitivement disparu de ma vie il y a quelques années, lorsque le juge l'a jeté en prison. Et c'est tout ce qu'il méritait. A peine désolé d'avoir vendu un tas de conneries à des gamins qui auraient pu être dans la classe de Capucine, il continuerait ses petites affaires s'il ne s'était pas fait prendre une nuit où il avait encore bien trop consommé pour avoir les idées claires. J'aime à croire qu'il n'était pas conscient de ses actes et qu'il n'est qu'un homme dont les mauvais choix ont poussé jusqu'aux pires retranchements, mais mon père est un grand garçon, parfaitement capable d'assumer ses agissements considérés comme des crimes aux yeux de la loi. J'aurais pu simplement l'oublier, s'il n'avait pas entraîné ma mère avec lui dans sa chute. Je crois que c'est ce qui me met le plus en rogne. Gâcher sa vie ne lui a pas suffi ; il a fallu qu'il ternisse la nôtre aussi. Je n'ai plus rien à faire avec lui, et je ne veux plus jamais voir ce connard.

Je n'en veux pas à ma mère, elle est perdue entre le souvenir de l'homme qu'elle a connu et celui qu'il est devenu. Alors je fais tout pour lui venir en aide, pour que notre famille s'en sorte, et pour qu'on reste soudés, parce qu'il sera peut-être déjà trop tard lorsqu'elle aura enfin compris que le père de ses enfants n'existe plus.

« Nick, on regarde un film ? propose ma sœur, interrompant le fil de mes pensées.

- Laisse-moi le temps d'aller ranger quelques affaires et je suis tout à toi. Mais pas une de tes séries à l'eau de rose trop nulles », la taquiné-je, avant de me rendre dans ma chambre que j'ai quittée tout à l'heure tellement précipitamment que je n'ai même pas fermé la fenêtre.

Je regroupe les quelques feuilles volantes en deux ou trois mouvements et les range dans le tas de tissu noir défoncé qui me sert de sac de cours. Alors que je m'apprête à tirer la fermeture éclair, mes yeux tombent sur un petit objet transparent perdu au fond de mon sac. Intrigué, je le récupère entre mes mains et reconnais le flacon de parfum de la fille brune que j'ai regardée avec mon petit sourire en coin, rien que pour voir sa jolie gueule de princesse me fusiller du regard. Et j'avoue que je n'ai pas été déçu. Elle a même réussi à m'amuser, l'insolente. J'efface mon sourire de con, me rappelle qu'elle m'a quand même bien cassé, et me promets de ne pas la rater la prochaine fois qu'on se croise au lycée.

Je décide de garder le parfum, le fourre dans une poche de mon sweat, et tourne les talons pour rejoindre ma sœur dans le canapé et lui faire oublier, je l'espère, que ma mère l'a encore abandonnée. 

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