Eva


Je cours sans m'arrêter. Je bouscule ceux qui m'empêchent d'avancer, ne remercie pas ceux qui s'écartent pour me laisser passer. La musique résonne en moi et encourage le feu qui se propage dans mon corps et me consume tout entière. Une vague de rage destructrice qui fait imploser mon cœur, parce qu'il n'avait pas le droit. Personne n'a le droit. Le feu qui brûle en moi s'alimente avec ma détresse et la douleur que je ressens. Le « pardonne-moi » que j'aurais dû murmurer à Nick, ses yeux surpris et vulnérables plantés dans les miens. Ma rage se déverse le long de mes joues et coule dans mon cou, mais les larmes ne suffisent pas à me soulager. Ce ne sont que des larmes désespérées, plus encore que je ne le suis moi-même.

Je sors enfin de cette villa, m'éloigne de la fête et respire de grandes bouffées d'air fraîches.

Tant pis, j'expliquerai tout à Manon plus tard. Elle comprendra. Et je ne vais pas gâcher sa soirée comme j'ai brutalement mis fin à la mienne.

A plusieurs reprises, je me retourne et observe les alentours, inquiète que Nick m'ait suivie. Je ne le vois nulle part. Il doit probablement être assailli de regrets et d'interrogations.

Je me refuse à fermer les yeux pour reprendre mon souffle. Le moindre clignement ravive le souvenir de ses lèvres impatientes. Nick n'est pas seulement un connard prétentieux et arrogant, c'est aussi un connard passionné. Et ça je ne pouvais pas m'en douter.

Je marche lentement dans la rue, perdue dans mes pensées et ignorante de ce qui m'entoure. Soudain, sans que je ne sache pourquoi ni comment, un visage occulte le reste de mon esprit. Celui de ma mère. Ma maman et son sourire éclatant, ses bras qui m'ont bercée et sa voix qui m'a si souvent consolée. Pourquoi ne lui ai-je jamais raconté ? Peut-être la peur. La honte. Non, le besoin de garder ma douleur pour moi toute seule. Me prouver à moi-même que je suis plus forte qu'elle. Mais à quoi bon ?


Je ris aux éclats, heureuse de profiter de ma mère et simplement heureuse de vivre. D'entendre le son cristallin de ma joie. Je croise le regard de celle qui a provoqué mon euphorie et éclate de rire de plus belle. « Regarde, Eva ! ». Elle me montre un joli papillon posé sur le dos de sa main. Puis ses ailes bleues s'envolent et il disparaît, beauté éphémère qui nous a éblouies le temps d'une seconde comme deux enfants. Elle me dit qu'elle m'aime, pour toujours. « Moi aussi, Maman ». Mais cette bulle d'insouciance est soudain brisée par une vibration dans la poche de mon jean. La réalité me rattrape et je prends mon téléphone, sans me douter que cela ternirait définitivement tout espoir d'insouciance pour le reste de l'après-midi.

Une notification. Numéro inconnu. « Je vais te bouffer, jolie petite salope. Jusqu'à ton dernier souffle ». Je reconnais le garçon de ma classe au surnom qu'il m'a donné. Je relis à plusieurs reprises, mais ça ne sert à rien parce que chacun de ces mots est déjà imprimé dans ma chair. Il me tuera. Et si ce n'est pas lui ce sera un autre.

Terrifiée, je fais en sorte de retenir mes larmes. De respirer. Parce que personne ne doit savoir, pas même ma mère. Alors, déployant une force que je ne me connaissais pas, je lève les yeux et souris, cachant mes mains tremblantes derrière mon dos. Je suis douée comme personne lorsqu'il s'agit de se cacher derrière un masque.


Le visage de ma mère n'a pas disparu lorsque je reviens à moi. J'ai terriblement envie de me blottir dans ses bras, de lui parler et de sentir son sourire me réchauffer, stopper la vague dévastatrice qui me submerge pour remplir mes poumons. Je veux ma maman. J'ai besoin d'oxygène. Mais c'est impossible. Je suis toujours en train de marcher dans les rues obscures de cette fin de soirée et l'air commence à se rafraîchir. J'ignore l'heure exacte qu'il est mais je ne veux pas regarder ; préférant laisser mes mains dans les poches larges de mon baggy.

Je presse le pas lorsque je passe devant un homme seul qui me suit de son regard pervers, puis je ne peux pas m'empêcher d'ajuster mon haut juste au niveau de mes épaules de manière à laisser visible moins de peau nue. Rassurée en reconnaissant l'endroit où je me trouve, je réalise que mes jambes m'ont portée sur le chemin de ma maison.

La nuit fraîche a effacé la trace de mes larmes, et je n'ai qu'à plaquer un sourire figé sur mon visage avant de rentrer chez moi. J'embrasse mes parents pas encore couchés et un peu surpris que je rentre plus tôt que prévu. J'enlace ma mère quelques secondes, m'imprègne de son odeur rassurante ; je vois à son visage étonné qu'elle n'est plus habituée aux démonstrations affectives et ça me fait un peu mal. Je réponds à quelques questions habituelles d'une voix plus enjouée que nécessaire et leur souhaite bonne nuit. A nouveau, aucun de mes deux parents n'a décelé mes mensonges ou ma peine. Mais comment leur en vouloir ? Je ne peux pas leur reprocher d'avoir une fille qui ment si bien.

« Au moins je ne me mens pas à moi-même », soupiré-je à voix haute en m'asseyant sur mon lit.

J'ai un petit pincement au cœur en repensant à ce que ma mère m'a dit un jour. « Souviens-toi, Eva, papa et maman seront toujours là. Si tu as un bobo au cœur, ou un secret très triste, tu peux nous en parler. Câlin, bisou magique et tu verras, tout ira mieux ». J'avais cinq ans. J'ai l'impression que la petite Eva que j'étais est morte il y a des siècles et qu'elle n'a plus rien à voir avec celle que je suis aujourd'hui. Dommage que les bisous magiques ne soignent pas les blessures et que les câlins ne les cicatrisent pas. Pourtant j'y ai cru, ce jour-là. De tout mon cœur. Mais ce n'est pas toujours si facile. Parfois, les blessures restent à vif pour toute la vie, et on est bien obligés de faire avec.

Je m'allonge tout habillée et ferme les yeux. Je revois simultanément le visage stupéfait de Nick et ses lèvres charnues avaler les miennes. Puis le sommeil m'emporte alors que mes mains se perdent dans ses boucles et que je goûte à nouveau à sa langue enivrante. 

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