23. Une femme un petit peu cassée (1/2)

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C'est le week-end, et c'est la galère.

Je regarde la marée de taches et d'yeux noirs qui s'étend devant moi et à mes pieds. Je pose mes mains sur mes hanches, sur ma blouse.

Je renifle un petit peu comme ça, par curiosité. Je sens les effluves acides et sucrées de fleur d'oranger et–

Un soupçon, un arrière goût âpre et tiède. Ouep.

Probablement un reste de stress de Prupru avant l'opération. Qu'elle comptait faire sans souci, bien sûr.

Je fourre mon nez dans l'épaule de la blouse et sniffe un peu plus fort.

C'est vraiment pas désagréable.

Le mélange est...

Riche, épicé–

Enivrant.

Je relève la tête et pose le regard sur les chats qui fixent leurs gros yeux sur moi.

Ils attendent, forcément. C'est l'heure du check up mensuel. J'ai piqué la table à repasser de Prupru sur laquelle j'ai mis une nappe et du papier.

Je chope Limoncello, qui m'a l'air d'avoir vachement envie de se faire papouiller. Et je commence.

Yeux ?

Nickels.

Bouche, dents, mâchoire ?

Tout baigne.

Je glisse ma main recouverte d'un gant dans ses poils, que je soulève touffe par touffe.

Pas de rougeur, pas de lésion, poils lustrés.

Parfait.

Je prends la température.

Rien à signaler.

Rrrrrrmaou.

Mes lèvres s'étirent encore et j'ébouriffe la tête du petit bavard. Il a toujours plein de trucs à dire, celui-là. Et moi je l'écoute. Et je crois bien que la plupart du temps, je vois ce qu'il veut dire. À peu près.

Je le saisis par l'encolure et le porte sur la petite balance que j'ai posée pas loin.

Bon, le poids est un peu plus élevé, mais toujours dans la moyenne. Faut dire qu'il est pas très dégourdi, le bougre.

Je glisse mes doigts dans son pelage ras mais doux. Ses grands yeux se fixent sur moi et sur moi seulement.

Le sourire s'évapore doucement. Mes mouvements dans son pelage ralentisse au fur et à mesure que le doute gagne. Je vois sa petite bouille, et celle de tous les autres qui me regardent depuis en bas. Et je me dis que j'ai vraiment pas envie de leur compliquer la vie.

De me compliquer la vie.

Ça fait longtemps que j'ai arrêté de faire élevage de chats du Bengal. J'ai laissé la petite famille se construire petit à petit. Et je les ai tous gardés.

Ça correspondait au moment où j'emménageais pour la première fois toute seule. Ça tombait bien : j'étais seule dans un appart minable, enfermée à étudier.

Ou plutôt à déprimer.

Les seuls sous que j'avais je les ai dépensés dans la bouffe et les trucs pour chats.

Parce que c'est les seuls trucs – les seuls êtres – que j'ai ramenés de Corse.

Mes deux chats que Clara m'avaient offerts. C'était des chats de race et je les ai pas payés. C'était du bol. Une manière de se faire pardonner pour la manière dont la famille m'a jetée, peut-être ?

Ceci n'est pas un kidnappingOù les histoires vivent. Découvrez maintenant