Chapitre 29

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FANTÔME
Après avoir rangé ma chambre à la vitesse de l'éclair (c'est-à-dire en entassant tout sous mon lit), je descends au séjour, déjà exténuée par ma propre existence.
— Dure journée, hein ? me lance Ava en me voyant débouler dans les escaliers avec la grâce d'un zombie en fin de carrière.
— Oh non, c'était un vrai rêve éveillé. D'ailleurs, je songe sérieusement à postuler pour le prix Nobel de la patience. Je pense que j'ai mes chances.
Ava esquisse un sourire amusé.
— Qu'est-ce que tu cuisines de bon ? enchaînai-je, flairant une odeur délicieusement alléchante.
— Du barbacoa. Je suis passée au supermarché avant d'aller à l'hôpital. Ça faisait un bail que je n'en avais pas préparé, mais rassure-toi, j'ai toujours la main.
— J'espère bien, parce que si c'est raté, je vais devoir feindre une intoxication alimentaire pour sauver mon honneur.
L'odeur de la viande mijotant me donne envie de m'installer confortablement et de profiter d'un moment de paix bien mérité. Mais évidemment, Andrew, assis à table, se lève aussitôt, brisant mon illusion de tranquillité.
— J'vais chez un pote, je rentre ce soir, déclare-t-il avant de se pencher pour... me tirer les cheveux.
— Oh, génial, merci ! Ça faisait longtemps que j'avais pas ressenti une douleur existentielle aussi intense, grognai-je en le fusillant du regard.
Il ricane en quittant la maison. Cet idiot prend un plaisir malsain à me martyriser. À croire que c'est son passe-temps favori.
Ava, qui surveillait son plat, s'assoit en face de moi en déposant délicatement Catherine sur la table. La petite chatte vient aussitôt quémander des caresses, et comme la bonne esclave que je suis, je m'exécute.
— Lysiane, où est-ce que tu passais la plupart de tes vacances ? demande Ava, l'air sérieux.
Je lève un sourcil.
— Euh... Bonne question. Peut-être que si tu me donnes encore un peu de temps, j'aurai une révélation divine.
— Allez, essaie de te souvenir. L'époque où Cassie avait ses cours de musique.
Je fais mine de réfléchir, cherchant dans les recoins brumeux de ma mémoire.
— On m'a dit que je passais beaucoup de temps dans un parc...
Ava tape brusquement sur la table, me faisant sursauter.
— T'ES SÛRE ?! Absolument sûre ?!
Je cligne des yeux.
— Wow, détends-toi, Sherlock. Je suis pas en train de révéler un secret d'État.
Elle me fixe, visiblement trop excitée pour écouter mon sarcasme.
— Non, Ava. J'ai un trouble de la mémoire. C'est déjà un miracle si je me souviens de ce que j'ai mangé ce matin, alors me demander des souvenirs d'enfance, c'est un peu comme me demander de réciter la théorie de la relativité en mandarin.
Tyler et Luna descendent les escaliers à cet instant précis, mettant fin à notre conversation. Ils se dirigent vers le salon.
Je les observe d'un air distrait jusqu'à ce que mon téléphone vibre dans ma poche. Un appel de Mario. Instantanément, je me lève et file dans ma chambre.
— ...Et tes parents ? Comment t'as réussi à les convaincre de te laisser dormir à l'hôpital ?
— Oh, tu sais bien... Pour eux, tant que c'est toi, tout va bien.
— Adorable. Et franchement inquiétant. T'es sûr qu'ils savent à quel point je suis une mauvaise influence ?
Il rit.
— Ma mère t'adore. Elle t'offrirait presque mon héritage si elle pouvait.
— Parfait. Dis-lui que j'accepte en liquide et en plats maison.
Sa mère, en particulier, a un don culinaire incroyable. Ses tajines épicés et ses tacos maison pourraient facilement me faire signer un contrat d'adoption. Un vrai mélange de saveurs marocaines et mexicaines qui justifie à lui seul la beauté de Mario.
— Dis, Mario... commençai-je innocemment. T'es toujours puceau ?
Un silence. Puis :
— Pardon ?!
— Non mais, c'est une vraie question. Moi, ça me perturbe. J'essaie d'imaginer une fille assez désespérée pour accepter ça... et j'ai du mal.
— T'es ignoble.
— Et toi, t'as éludé la question. Suspicious.
— Plus depuis mes huit ans.
Je manque de m'étouffer.
— Attends... Quoi ?!
— Je plaisante, crétine.
— Ah. Ça me rassure. J'allais proposer d'appeler la police.
Je m'installe sur le rebord de ma fenêtre, caressant Catherine qui s'est nichée sur mes cuisses.
— Bon, à part ça, t'as choisi une matière pour le concours ?
— Nope. J'ai pas de talent particulier.
— Arrête, bien sûr que si !
— Ah ouais ? Comme quoi ?
Je réfléchis une demi-seconde avant de lâcher, le plus naturellement du monde :
— Bah, t'es le maître incontesté des flops.
Un silence. Puis un souffle amusé.
— T'es vraiment odieuse.
— Ouais, mais avoue, t'as souri.
— Peut-être.
— Bingo.
Il éclate de rire, et je souris aussi. C'est comme ça avec Mario : un mélange parfait de conneries et de complicité.
__________
Lundi / 07h00
L'air est glacial ce matin. Un vent mordant fait bruisser les feuilles mortes qui tapissent la cour, soulevant par moments des tourbillons orangés et dorés. Le ciel est d'un gris mélancolique, prêt à pleurer de froid, et moi, je suis là, emmitouflée dans mon manteau, luttant contre l'envie de me recroqueviller en boule comme un chat en hibernation.
Emily, assise à côté de moi sur le banc, a le regard perdu dans le vide, l'air encore plus morose que le ciel au-dessus de nous.
— Comment va Maxence ? demandai-je, plus pour briser le silence que par véritable curiosité.
— Mal, souffle-t-elle. Il a le bras cassé, donc pas de basket avant un bon moment.
Je grimace.
— Ouais... il va souffrir. Courage à lui.
Emily esquisse un sourire triste avant de détourner les yeux.
— Et toi, comment ça va ? ajoute-t-elle après un instant. Je suis désolée de t'avoir laissée l'autre jour, après le match.
— Oh, ne t'inquiète pas. J'ai survécu. De justesse, mais j'suis là.
Elle relève la tête vers moi, une ombre de culpabilité passant sur son visage. Je soupire et m'approche pour l'enlacer. Emily est de ces gens qui pensent toujours qu'ils n'en font pas assez, alors qu'ils donnent déjà tout.
Les feuilles mortes craquent sous nos pieds, et le vent, joueur cruel, s'amuse à nous envoyer des rafales glaciales en plein visage.
— Ma mère m'a grondée parce que je n'étais pas à la maison avant-hier soir, murmure-t-elle après un long silence.
Je fronce les sourcils.
— Ta mère ? Celle qui est aussi insaisissable qu'un fantôme et qui passe plus de temps dans les aéroports que dans son propre salon ?
— Justement, dit-elle avant de laisser échapper un rire sans joie. Elle est rentrée avant-hier... et moi, j'étais à l'hôpital avec Maxence.
Je la fixe un instant, essayant d'imaginer la scène.
— Donc elle t'ignore pendant des mois, mais dès qu'elle est là, elle trouve le moyen de t'engueuler pour absence injustifiée ? Iconique.
Emily hausse les épaules, le regard rivé sur le sol jonché de feuilles.
— Elle repart demain.
— Bien sûr qu'elle repart. J'imagine que l'appel du duty-free est plus fort que l'appel maternel.
— Parfois, je me demande si elle ne fait pas juste semblant d'avoir une vie trépidante à l'international pour éviter d'avoir une fille à charge...
Je la serre un peu plus fort. Je ne l'ai encore jamais vu pleurer, mais j'ai l'impression qu'elle est sur le point de se briser en mille morceaux sans jamais laisser personne ramasser les éclats.
Un silence s'installe à nouveau, seulement troublé par le bruissement des arbres et le crissement des feuilles sous nos chaussures.
— Tu as autre chose à me dire ? soufflai-je doucement.
Elle hésite, tortillant une mèche de ses cheveux verts avant de me regarder enfin.
— J'ai repris contact avec mon père.
Oh.
— Et... ?
— Il s'est excusé de ne pas avoir été là pendant ce long moment de silence.
J'ouvre la bouche, puis la referme. Voilà un de ces moments où je suis censée dire quelque chose de sage, d'intelligent, de réconfortant. Problème : je suis bien meilleure pour envoyer des piques que pour gérer des discussions émotionnelles.
— C'est... bien ? tentai-je, sans trop savoir si c'est une affirmation ou une question.
Emily esquisse un sourire triste.
— Il veut que j'aille vivre avec lui en Corée.
Je cligne des yeux.
— Attends... QUOI ?!
— Mais je ne veux pas partir, enchaîne-t-elle rapidement.
— Tu sais parler coréen au moins ?
— Oui... avoue-t-elle avec un petit rire nerveux. Papa veut que je vienne cet été pour voir si je peux m'adapter... ou si je préfère rester ici, au au Kentucky... toute seule.
Le sous-entendu est clair. Son père ne veut pas qu'elle soit livrée à elle-même pendant que sa mère bat des records de fidélité chez Expedia.
Je soupire, croisant les bras en la fixant.
— Laisse-moi deviner. Ta mère a réagi en mode « Oh, cool, bon voyage ! » avant de retourner remplir sa valise ?
Emily hoche la tête.
— Classique.
Elle sourit légèrement, mais je vois bien que cette histoire la bouffe de l'intérieur. Elle me rappelle Dulcinea, cette façon qu'elle a de cacher sa peine sous un masque de douceur. D'ailleurs, en parlant de Dulcinea... Ça fait depuis samedi que je n'ai pas eu de nouvelles d'elle.
Je fronce légèrement les sourcils. Bizarre.
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Le reste de la journée se passe sans incident majeur. Juste le froid qui s'intensifie, les profs qui continuent leur vendetta contre le bonheur des élèves, et moi qui rêve déjà de rentrer sous ma couette.
En changeant de classe, je tombe sur une scène qui ne devrait même plus m'étonner : Tyler, accroupi sous un pupitre, planque Catherine comme un criminel cacherait une arme.
Je plisse les yeux.
— Tyler. T'es sérieux ?
Il relève la tête avec son sourire innocent.
— Quoi ? Elle est bien ici.
— Tu caches un CHAT sous un PUPITRE en plein cours.
— Shhh ! Tu veux qu'on se fasse griller ?
Je secoue la tête, désespérée.
— Je te jure, si le proviseur l'apprend, t'es foutu.
Tyler hausse les épaules.
— Bah, si les animaux sont interdits ici, pourquoi la moitié des filles du lycée sont toujours là ?
Je le fixe, abasourdie.
— T'es un homme mort.
Il rit et disparaît avec Catherine sous son manteau. Et moi, je continue ma journée en me demandant si un jour, ce lycée cessera d'être un cirque ambulant. Spoiler : non.
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If you knew [ EN CORRECTION ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant