Chapitre 4 : La cité blanche

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Quiconque oserait remonter le cours des âges serait forcé d'admettre qu'Astanïr fut la cité la plus puissante du royaume de Tamm. La richesse y avait été rabaissée au rang de banalité, et la monnaie courante établie partout ailleurs remplacée par un curieux troc de pierres précieuses. Les tissus aux étoffes colorées, confectionnés sur place, avaient acquis une réputation telle qu'elle avait perduré au-de-là de l'océan de jade, ainsi que de nombreuses autres formes de commerce.

Paradis des marchands et des poètes, Astanïr n'était pourtant pas devenue aussi prospère par les qualités d'orateur de ses habitants, mais bien grâce à la magie : la seule école de magie du royaume, du moins à l'époque, se tenait dans cette cité, et rares étaient les anciens élèves qui la quittaient.

Même si ces quelques mots ne forment qu'un grossier aperçu de ce que fut la cité blanche, ils restent suffisants pour accabler n'importe quel habitant du royaume de Tamm âgé de plus de trente-cinq ans de nostalgie. Astanïr appartenait à un temps désormais révolu. Son nom, autrefois glorifié dans mille épopées aussi prestigieuses les unes que les autres, était désormais souillé par le sang de ses habitants. On soufflait dans les tavernes que la cité était hantée par les hurlements qui avaient vibré entre ses murs le jour du massacre. Son âge d'or avait été oublié, avalé par l'ombre de celui que l'on nomme de nos jours "Le Dernier Dragon". Mais enfin, laissons pour le moment cette sombre histoire de côté, voulez-vous ? Car ce qui nous intéresse n'est non pas le passé, mais bel et bien le présent...

Le martèlement des bottes de cuir sur les pavés recouverts de poussière résonna dans les rues de la ville fantôme avec une intensité alarmante. Un souffle court. Les battements d'un cœur qui s'emballe. Une mèche de cheveux couleur nuit disparaissant derrière ce qui fut autrefois un mur.

Un grondement menaçant retentit. Immédiatement, Astal fit volte-face en poussant un cri sauvage et fouetta l'air de sa dague volée, faisant reculer pour la troisième fois la chose qui s'acharnait sur elle. Ses pieds trébuchèrent sur un débris de bois et elle s'écroula sur le sol avec une exclamation de surprise. Une grimace déforma les traits désormais poussiéreux de son visage lorsque son dos heurta un crâne laissé à l'abandon.

- Ils nous ont... Ils nous ont...

Astal sursauta et leva les yeux avec un mélange de crainte et de défi. Ce qui pourrait s'apparenter à une tornade liquide à la forme humanoïde se reflétait au cœur de ses iris dorés. La voix reprit, provenant directement de la créature.

- Ils nous ont tous tué ! rugit-elle vers le ciel avant de se jeter sauvagement sur la jeune femme.

Astal roula sur le côté in extremis, et repris sa course folle en dérapant tandis que la créature recrachait quelques morceaux de pierre. Un mur à sa droite s'écroula et une deuxième... "chose" se précipita sur elle avec un cri aux accents de folie. La jeune mage sentit des griffes lui lacérer le dos avant de donner un coup de coude qui traversa son agresseur. Sans réfléchir, Astal brandit la dague dans sa direction et la créature recula.

Elle craint les lames ? Ou bien les métaux ?

Elle pris appuis sur un tas de débris et sauta sur un toit bas défoncé, désormais forcée de courir sur une poutre à la solidité douteuse. Le bois beige émit un craquement de mauvais augure. Astal serra les dents. Un liquide poisseux commençait à dégouliner le long de son dos. Une fissure se mit à courir le long de son perchoir et la jeune femme accéléra en priant pour conserver son équilibre... La poutre céda sous son poids et Astal bondit aussitôt. Elle tendit la main vers une poutre adjacente. Un frisson parcourut sa colonne vertébrale lorsqu'elle se vit perdre de la hauteur à mi-chemin de son salut.

Je suis beaucoup trop loin ! réalisa-t-elle, horrifiée.

Astal fléchit les genoux par réflexe, les yeux rivés vers le sol jonché de ce qui fut autrefois des meubles.  Sa cheville droite émit un sombre craquement en percutant le coin d'une cheminée. La jeune femme roula sur les débris en gémissant et se releva tant bien que mal, tâchant d'ignorer les ondes de douleurs qui irradiaient sa jambe et son dos. La porte d'entrée se détacha du mur lorsque la paume de la jeune mage la poussa. Cette dernière s'engouffra dans la première rue qui se présenta à elle avant de pousser un juron. Une impasse.

- Ils nous... nous ont...

- Taisez-vous ! cria-t-elle en faisant volte-face.

Les doigts de la jeune femme pénétrèrent dans son sac en bandoulière d'un geste fluide et en ressortirent avec un paquet de cartes. Astal retourna la première qui s'offrait à elle, la reconnaissant au toucher. Elle la porta à ses lèvres rosées et murmura des mots dans une langue trop ancienne pour figurer dans les livres d'histoire. Les deux créatures se figèrent à la vue de l'objet.

Elles ont déjà vu des mages à l'œuvre, pensa la jeune femme en reprenant espoir.

Il existait plusieurs types de mages classés selon leur puissance, mais tous fonctionnaient de la même manière. Ils ne naissaient pas avec des pouvoirs, loin de là. C'étaient tout simplement des humains ayant pactisé avec une entité. Les contrats variaient beaucoup selon l'entité en question et sa relation avec le mage. Le lien se matérialisait à travers un objet, et ce dernier faisait office de portail entre le mage et l'entité. La réalité demeurait bien plus complexe, mais il était de notoriété publique que des iris dorés non loin d'un objet quelconque symbolisaient un mauvais présage.

- Approchez et je vous réduis en cendres.

La voix avait claqué, écrasante d'autorité. Astal foudroyait ses adversaires du regard, le souffle court. Un silence de plomb s'abattit sur les ruines blanches éclairées par les rayons du soleil à son zénith. Immobiles au milieu des maisons squelettiques, les créatures dévisageaient la jeune mage. Seul le liquide qui les constituaient continuait de tourbillonner, rendant leurs contours frémissants. La tension était presque palpable. Mais quelque chose clochait. Aucun sort en vue. Pas une once de magie ne flottait dans les airs. Rien. La peur dut se lire sur le visage désormais pâle d'Astal; deux rires rauques et anormalement graves surgirent des formes humanoïdes. Sans se concerter, les deux créatures fondirent sur elle avec un même hurlement guttural.

Astal les vit arriver comme au ralenti tandis que quelque chose en son for intérieur se brisait. Elle avait secrètement chéri l'espoir que son lien fonctionnerait à nouveau si sa survie était menacée. La jeune femme ne pouvait que contempler les effets de sa propre bêtise. Elle n'avait plus de moyen de communiquer avec son entité, et c'était par son manque de prudence qu'elle allait mourir et entraîner son frère dans sa tombe. Son frère. Combien de temps lui restait-il ? Il était incapable de chasser pour subvenir à ses besoins, et trop loin de toute civilisation pour demander de l'aide. Finirait-il dévoré par un de ces monstres, lui aussi ? Ou finirait-il par mourir de faim et de soif, rampant seul dans les sous-bois ? L'image de Kin à l'agonie fendit le cœur de la jeune femme. Une larme solitaire traça un trait humide sur son visage couvert de poussière. Elle l'effaça du revers de la manche d'un geste rageur avant de fourrer son jeu de cartes dans son sac. Les dents serrées, Astal releva dignement le menton et brandit la dague devant elle en titubant. Un sourire amer étira ses lèvres devant son geste dérisoire. Qu'espérait-elle ? Se battre ? Les battre ? Elle les vit prendre appuis, s'élancer dans les airs avec des sourires malsains...

- Vous êtes sur mon territoire, énonça calmement une voix masculine.

Un bras passa devant les épaules d'Astal et elle se retrouva collée à un torse musclé. Elle leva les yeux vers un jeune homme dans la vingtaine aux cheveux corbeau en bataille. Ses iris avaient la couleur de la cendre. La mâchoire serrée, il portait sur les créatures un regard brûlant.

- Disparaissez.

A samedi :)

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