La musique sature les rues, la foule se presse devant des estrades basses où jouent des adolescents déconnectés de la réalité. Les gens hurlent, se bousculent ou dansent. Certains entrechoquent des canettes de bière, d'autres avalent des sandwichs à l'allure suspecte.Ambiance parfaite pour ma mission ; personne ne prêtera attention à moi.
Je me faufile entre les corps en sueur. Je n'active pas mes pouvoirs, bien qu'un peu lente, la progression s'avère aisée. Ça ne posera pas de soucis, je suis dans les temps. Et puis, ça m'arrange ; la transgènation épuise le corps, et j'aurai besoin de toutes mes forces tout à l'heure.
Sauf qu'à mesure que j'avance, la foule s'épaissit. Les groupes se collent, se pressent les uns aux autres, me forçant à effectuer des détours, à me faufiler entre les jambes ou même à modifier mon itinéraire. Mon humeur se détériore à mesure que mon avancée avale les minutes et je débouche sur la place de la mairie avec assez de retard pour louper la relève des vigiles.
Le stress s'incruste sans invitation. C'est un détail, mais je voulais absolument vérifier que les gardes du corps n'aient pas modifié quelque chose. Un truc qui ferait foirer mon plan. Une nouvelle arme, un membre de plus, des gilets par balles plus efficaces, que sais-je ! Bon, ce dernier point n'a aucune importance : je n'ai pas d'arme à feu.
Adossé à un mur dans un recoin ombré, j'observe la scène. Le concert en l'honneur de mes deux ennemis est déjà commencé. Les admirateurs du couple trop angélique s'amassent au pied de leur tribune VIP. Beaucoup ne s'intéressent pas aux artistes locaux qui chantent (il faut dire que c'est assez médiocre) et scandent les prénoms honnis.
Mes dents grincent : l'Ensorceleuse se comporte comme si le monde lui appartenait. Debout contre la rambarde de la loge, elle salue telle une reine. Elle mange tout l'espace. Attire toute l'attention. Son partenaire n'a presque aucune prestance ni visibilité à ses côtés. Je manque de m'étrangler quand l'Héroïne commence à jeter des photos d'elle par dizaine, aussitôt acclamée par la foule.
C'est d'un ridicule...
Ces deux-là ne sont rien de plus que des pantins de l'Ordre. Les Français ne les adorent que parce qu'ils n'activent pas leurs neurones. Olala, un Ordre de Super Gentils qui luttent contre les Supers Vilains prêts à semer le chaos dans les pays en paix, vite, vite, perdons toute capacité de réflexion et suivons-les au bout du monde !
Pourtant, l'anarchie et la guerre, il n'y a que ça de vrai !
Une nouvelle chanson débute. L'Ensorceleuse daigne enfin offrir un peu de lumière à l'Incantateur. Elle recule dans son fauteuil, son visage se pare d'un masque d'impassibilité et d'ennui tandis que Manuel affiche une mine réjouie. La jovialité et l'austérité, quel étrange choix de duo. Ils sont aussi mal assortis qu'Olga et moi.
Les musiques s'enchaînent, les interprètes aussi. À force d'observation, je finis par trouver la trace des gardes du corps. Même nombre que prévu. Mêmes armes que prévues, matraques et tasers. Mon angoisse décroît.
Des bâillements répétés maltraitent ma mâchoire. J'ai sans doute été présomptueux de penser qu'une petite heure de sieste suffirait. Mon attention s'étiole. Mes mollets commencent à souffrir, néanmoins, je n'ose m'éloigner pour me dégourdir, la fin du concert approche à grands pas, il s'agirait de ne pas louper leur départ !
Sauf qu'à 23 h, au lieu du final attendu, une nouvelle chanteuse monte sur scène. Une Youtubeuse plutôt connue, mais surtout absente de tous les programmes disponibles en ligne et ailleurs. Une surprise de dernière minute pour les deux héros et leur horde de fans.
Une sensation désagréable me noue les tripes : ils vont faire foirer mon planning, ces imbéciles ! Les deux autres ne bougent pas de leur siège. Manuel applaudit, l'affreuse soupire, puis se laisse absorber par son smartphone.
Minuit, toujours aucun signe d'arrêt de cet interminable concert. Les crampes me dévorent à présent les plantes des pieds. Dans la loge, Lola s'impatiente. Elle se lève, se rassoit, jette des regards vers l'escalier métallique à l'arrière de l'estrade. Elle me fait redouter le pire : il ne faudrait pas qu'elle vide les lieux sans son comparse. Elle se penche vers lui, parle à son oreille. Il secoue la tête tandis qu'une moue enfantine orne son visage. Elle se lève. Ma mâchoire se contracte en même temps que mon estomac se retourne ; elle va partir !
J'en ai les mains moites et le cerveau fondu.
Allez, Val, réfléchis ! Te faut un plan de secours !
Mes yeux caressent la sono. Et si...
Non, Valdrig, reste sérieux, t'arriveras jamais à faire sauter les plombs. JA — MAIS. Si encore y avait des piles à enlever... concentre-toi !
Mon regard continue de balayer la foule : là, un peu à l'écart, une jeune femme à moitié saoule danse. Personne ne lui prête attention et elle ne prête attention à personne. L'idée qui germe dans mon esprit est brillante. Parfaite même : rien de tel qu'une agression pour attirer des Super Héros, non ?
Même si dans les faits, je n'ai jamais agressé personne. Je ne suis même pas sûr de savoir comment m'y prendre, mais je suis un Super Vilain, ça devrait venir naturellement, non ?
Moui. Jusqu'à présent, ça t'a pas trop réussi l'instinct « maléfique », mais bon. Au pire, j'ai rien à perdre à essayer.
L'instant d'après, je transgène en musaraigne (comme d'habitude) pour me faufiler silencieusement entre les spectateurs et rejoindre ma victime. Des relents de vomis et de sueurs m'assaillent, je glisse même sur une flaque suspecte. C'est bien plus dur de rester concentré que je ne l'avais imaginé !
Enfin, je la rejoins. Elle ne me voit pas, absorbée par sa danse désarticulée. Ma main s'approche d'elle, en douceur, mais juste avant que je n'arrache son sac, une alarme se déclenche dans un coin de ma cervelle : Je ne dois pas agir à découvert, d'autant que les badauds alentour commencent déjà à me regarder avec suspicion. L'un d'eux s'approche, les sourcils froncés, une cigarette au bec. Son air patibulaire me fait froid dans le dos. Il me fige même sur place et je reste là à fixer la brunette, la tête aussi vide que la bouteille dans sa main.
— Hey, qu'est-ce que tu veux à la p'tite dame ?
L'angoisse que j'avais réussi à juguler galope dans mes veines et me fait perdre la tête. Ma grand-mère avait raison ! Je vais tout faire foirer ! Rien ne se passe comme prévu, je devrais abandonner, non ? Mais l'homme attend une réponse. Que faire ? Dire que je la connais ? Que je viens l'aider ? Que...
— OooOOooooh ! Mon chéri, tu es làààà !
Mon chéri ? Comment ça, mon chéri ? Peu importe, ça fait mon affaire ! Je regarde l'armoire à glace d'un air désolé.
— Elle a un peu trop bu, je la ramène à la maison.
Elle se colle à moi, se trémousse contre moi, applique ses lèvres humides dans mon cou.
Yerk, c'est ignoble !
Le colosse secoue la tête et se désintéresse de nous.
Mon souffle se libère.
Bien, Valdrig, tout n'est pas perdu. Rien n'est perdu, même. Tu vas y arriver ! Tu vas devenir le Super Vilain numéro 1 ! Peu importe les conséquences, tu dois aller au bout de ton plan !
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V comme ̶V̶i̶l̶a̶i̶n̶ Valdrig
AventuraValdrig est un Super Vilain. Valdrig est surtout la honte de sa famille. Pas un seul crime à son actif, pas un seul délit, pas une seule arrestation. Sa pire action ? Voler des piles dans un supermarché. Valdrig en a marre. Valdrig veut changer, il...