PROLOGUE

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Il me regarde. À travers la grande baie vitrée, le nouveau monde me dévisage autant que je l'observe. C'est juste une impression désagréable, comme être épiée sans jamais rien trouver lorsqu'on décide de se retourner. Je suis pourtant celle qui le découvre, qui le regarde encore et encore sans réussir à y croire. Au-delà de la vitre, le nouveau monde tourne sans se soucier de rien. Sans se soucier de moi. Je découvre cette vérité, cette réalité que je refusais. Elle me paraissait irréelle, tellement lointaine et surtout, totalement vaine. C'est tout ce que je voyais d'elle.

— Je savais bien que j'allais te trouver là, résonne une voix dans mon dos. Comment tu te sens ?

La nouvelle présence ne me détourne pas de mon observation. De ma découverte. Elle se poste près de moi, et tout ce qu'elle réussit à faire, c'est me crisper. C'est à peine perceptible, seulement mes mâchoires qui se serrent lorsque sa question court hors de ses lèvres.

Elle sait que je déteste ça. Que je déteste cette pseudo inquiétude, que je déteste ce genre de question. Que je déteste devoir y répondre, y penser. Y faire face. Alors, je reste là, les dents serrées sur des mots que je ne prononce pas. Sur une colère que je ne lui donne pas. Je me retiens parce qu'elle a trop subi, elle a essuyé bien plus d'une tempête et qu'ici et maintenant, elle n'est pas nécessaire.

Je ne lui réponds rien. Mes yeux restent rivés droit devant, sur la vitre qui m'offre le monde, et le monde qui m'offre la vie. La vie, ou bien son illusion ? Tout est bien trop grand, ici, beaucoup trop vivant. Je sais que c'est réel. La douleur dans mon bras n'est plus qu'un vieux souvenir, un fantôme laissé par la mort et rejeté par l'Ailleurs. Ici, tout semble possible. Alors, pourquoi cette impression de devoir y survivre ?

— Et ton nez ? je demande calmement.

Ma voix est plus stable que je l'imaginais. Plus ancrée dans la réalité, comme si une part de moi avait déjà tout accepté. Je sais que c'est le cas. Au fond, ce monde ne m'est pas étranger.

— Mieux, répond l'agente dans un sourire que je devine au ton de sa voix. Mais toi, tu m'as pas répondu.

— Je sais.

Qu'est-ce qu'elle espère ? Que je lui tombe dans les bras, que je pleure parce que tout est là ? Tout est là, oui, exactement comme elle l'avait dit.

— Tu comptes fuir toute ta vie ?

La question est une claque. Une gifle qu'elle me donne sans me toucher, une lame qu'elle plante dans ma chair sans m'approcher. Sa voix n'a plus rien de bienveillante, elle ne sourit plus. Elle me fixe, j'en suis persuadée sans même avoir besoin de la regarder. Elle attend ma réaction, un signe, une action. Mais je ne bouge pas. Je ne dois pas bouger. Il faut que je reste là, face à cette baie vitrée, devant le monde qui continue d'avancer alors qu'au fond de moi, une tempête menace d'éclater.

Mon poing se serre. Je ne relâche pas la pression quand je sens mes ongles s'enfoncer dans ma peau. Parce qu'elle est à l'intérieur, la pression, elle rugit au bord de mon cœur. Fuir. Elle sait exactement comment me toucher, m'atteindre et me blesser.

— Tu sais que les choses viennent tout juste de commencer. Ne t'enferme pas dans ta colère.

Aucune réponse ne me vient. Je n'ai rien à lui dire, rien à répliquer. Parce que je n'ai pas envie de lui parler, et plus encore, je n'ai pas à me justifier. Elle veut entendre qu'elle a raison. Que je vais me reprendre et me faire à cette situation. Que je vais réagir, me battre et enfin vivre.

Peut-être qu'elle sait comment me toucher. Peut-être qu'elle me connaît, qu'elle lit en moi juste en entendant ma voix. Mais personne n'est capable de lire dans les pensées, et sa remarque me prouve qu'elle n'a pas développé cette capacité. Parce qu'alors, elle saurait. Elle saurait que ce qu'elle dit est inutile, que ses mots sont une perte de temps et de l'énergie gâchée pour elle. Parce que sans un mot, sans un regard et sans un bruit, j'ai déjà réagi.

Ma main se détend. Lentement, mes doigts se referment sur mon épaule et se crispent sur elle. Ils restent là, posés sur ma peau tout comme mes yeux restent fixés sur le monde qui n'arrête pas de m'épier.

J'ignore comment j'en suis arrivée là. Comment les choses ont pu prendre un tel chemin, comment tout ce que je pensais savoir s'est brisé entre mes mains, pourquoi tout ce que je désirais a volé en éclats. J'ignore comment le monde est encore capable de tourner après toutes les choses qui tentent encore de le faire tomber.

Pourtant, malgré tout ce que j'ignore, malgré tout ce qui m'échappe, je n'oublie pas ce que je sais. Je sais qui je suis bien plus que ce que je suis. Je sais quelle vérité me maintient en vie. Je n'oublie pas. Je me souviens. Je vais peut-être mourir, oui, mais je peux me battre pour vivre. Peu importe ce qu'ils voulaient pour moi, peu importe cette connerie de destin. Ma vie m'appartient.

Dehors, les morts marchent mais le monde tourne encore.

Désormais, rien n'est impossible.

MEMENTO MORIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant