08 | Simon

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Il n'y a plus que le bruit des couverts et les conversations éparpillées et incompréhensibles qui s'élèvent autour de nous. Autant dire que seul le silence règne ici, entre Rafina et moi, alors que nos yeux s'accrochent. Je ne fuis pas son regard. Parce que je n'ai pas peur d'elle malgré le frisson qu'elle m'a laissé quelques minutes plus tôt. Parce qu'elle est mon amie, et surtout, parce que je ne crois pas être un lâche.

J'ai l'impression que le fond de la conversation m'échappe. Comme si je n'avais pas toutes les cartes en main pour la comprendre, ou que Rafina survolait volontairement les choses. Mon imagination est plus rapide que mon esprit rationnel. Est-ce qu'elle essaye de me faire passer un message ? Est-ce qu'elle veut me dire quelque chose sans réellement pouvoir le faire ? Non. Rafina n'a jamais eu sa langue dans sa poche. Elle s'exprime quand elle le veut, dit toujours ce qu'elle a à dire sans vraiment se soucier d'être brutale. Aussi étrange que la chose puisse l'être, j'ai toujours trouvé ce côté d'elle appréciable.

— Bah, c'est juste qu'on sera pas sélectionnés Sienna et moi.

Je hausse les épaules pour appuyer ma réponse, pose ma fourchette pour attraper la cuillère qui attend à côté de mon assiette vide. Ma crème à la vanille en main, je délaisse le visage de Rafina alors qu'elle me répond :

— Qui vous a mis cette idée stupide en tête ?

— Personne, je lance sans avoir avalé, c'est juste logique.

Le regard qu'elle me lance suffit pourtant à m'arrêter. Je souris vaguement, prends le temps d'avaler mon dessert dont le goût délicat m'emplit la bouche, avant de reprendre, un peu plus sérieusement :

— Enfin, on entend parler de ça depuis qu'on est petits parce qu'on est « la génération de la Sélection », mais y a jamais eu de vraies explications ou même de vrais liens avec la génération d'avant, donc on sait pas trop, tu vois ? Puis, tout le monde sait que la dernière fois c'était un garçon du secteur médical et une fille dans l'administration. Pour notre Tour en tout cas. Je vois juste pas ce qu'on pourrait apporter à un nouveau Complexe, en fait.

Rafina réfléchit, je crois. Son regard est plus lointain, presque caché par un voile alors qu'elle à l'air de me regarder sans me voir. Qu'est-ce qu'elle a en tête ? L'électricité dans mon cerveau me pousse à réfléchir très vite, comme si des liens se faisaient malgré moi. Je ne pense pas que notre raisonnement soit fondamentalement mauvais, mais peut-être que nous passons à côté de quelque chose. Le problème est le manque de connaissance par l'absence de communication. La Sélection a lieu tous les vingt-cinq ans et à pour but d'envoyer des jeunes dans le second Complexe créé grâce à la détermination de notre gouvernement. Deux jeunes par ville-tour, soit dix personnes ayant toutes 25 ans. Voilà tout ce que nous savons. Sans contact entre les Tours, il nous est même impossible de savoir qui a été choisi chez elles. Sur quoi pouvons-nous nous baser pour essayer de comprendre et d'appréhender cette idée encore trop abstraite ? Sur des suppositions, des théories, et finalement, par l'oubli.

Vingt-cinq années sont passées depuis la dernière Sélection. Vingt-cinq ans que je suis élevé avec cette réalité, cette idée, tout comme Sienna l'est, comme Daryl l'est, et combien d'autres gens, encore ? L'école nous en parlait, nos familles aussi, parfois. Mais avec le temps, les choses se sont tassées. Nous avons vécu, et puis, nous avons oublié. Pas moi, non, parce que cette idée restait toujours dans un coin de ma tête, comme une pensée vicieuse et un peu malheureuse. Je crois que Sienna y pensait aussi, jusqu'à la mort de Thry. Après ça, il ne lui restait qu'Amaya, Jem, moi, et une tristesse que je soupçonne d'être encore bien trop grande pour elle seule.

Non. La Sélection n'est pas encore tout à fait une réalité. Elle reste une idée de plus en plus concrète, certes, mais une idée quand même.

— On verra, finit par dire Rafina. T'as peut-être raison, mais on le saura pas avant ce jour-là.

— Ouais, voilà.

Je lui souris en terminant mon dessert. J'essaye de faire bonne figure, de montrer que ça ne m'atteins pas vraiment. C'est presque la vérité : je me fiche de la Sélection, de rester ici ou d'aller là-bas. La seule chose qui m'inquiète, c'est le risque de me retrouver sans elle. Je n'ai pas peur de la solitude, et je sais que Sienna la supporte encore mieux que moi. Je sais aussi que je suis capable de me faire des amis assez facilement, mais rien ne sera jamais semblable à ce que je vis avec elle. Elle est ma meilleure amie, mon tout, et si j'ai peur de ne plus l'avoir comme repère, je crains encore plus de la laisser seule, sans personne d'autre qu'elle-même. De nous deux, Sienna est celle qui supporterait le moins d'être sélectionnée sans moi.

— Il vous reste dix minutes avant de devoir retourner à votre poste. Veuillez vous diriger vers la sortie afin de ne pas être en retard.

Mes lèvres se tordent une nouvelle fois en une moue que je ne maîtrise pas. Un brin de déception se glisse en moi, et un peu de tristesse, aussi. J'aime être avec Rafina, même si elle me donne parfois l'impression d'être un animal prêt à se faire dévorer. En fait, cette attitude m'amuse plus qu'autre chose, et dans l'ensemble, Rafina est une personne incroyable.

— Faut que j'y aille, je marmonne en me levant. C'était cool de te voir. Je vais voir avec Sienna pour qu'on passe te voir, quand elle ira mieux, si t'es disponible.

Elle hoche la tête en grignotant sa miche de pain. J'ai l'impression que son regard se fait un peu plus doux, mais je pourrais tout aussi bien le rêver.

— Passe une bonne journée, Simon. Et garde le dos droit.

Cette dernière remarque claque comme un ordre auquel je réponds en riant. Je m'éloigne, le plateau dans les mains et un sourire étalé sur les lèvres. Rafina reste derrière, dans cette même posture qui la caractérise si bien. Droite, le regard sévère mais le cœur gonflé d'amour.

Il ne me faut pas très longtemps pour rejoindre le secteur commercial puisque la foule n'est plus là. C'est limite, mais j'arrive à l'heure à l'étage qui m'offre du travail. Je préfère voir ça comme une activité pour m'occuper plutôt que comme un vrai emploi qui ne ferait que m'ennuyer. Comme la plupart des gens, je n'ai pas eu l'occasion de choisir mon affectation. Elle n'est pas aléatoire, non. Elle se base sur nos compétences, nos connaissances dans divers domaines jugés tout au long de notre vie. Ou du moins, les vingt premières années.

Je jette un rapide coup d'œil à la boutique d'Ed, toujours désespérément vide. Parfois, il m'arrive de ne pas comprendre pourquoi le gouvernement tient absolument à la garder. Il y a si peu de passage, mais ils continuent de fabriquer des objets, de les envoyer et d'attendre qu'ils soient distribués. Et puis, je me souviens des sourires heureux et des rires qu'apportent ces objets conçus sur des modèles d'un autre temps. Les couleurs qu'ils mettent dans la vie des enfants, la nouveauté qu'ils apportent pour beaucoup d'habitants.

Je souris en y pensant. Un sourire calme et joyeux qui étire mes lèvres et illumine mon visage lorsque je rejoins mon lieu de travail. Kathia ne dit rien en me voyant. J'évite les deux clients qui parlent à Clarisse à qui j'offre mon sourire puis me glisse dans le vestiaire pour me changer et, enfin, pouvoir y retourner.

MEMENTO MORIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant