01 | Sienna

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Il n'y a pas de vide. Il n'y a pas de ciel. En fait, il n'y a rien. L'horizon est couvert d'un voile blanc derrière lequel se dessinent à peine des formes que je ne reconnais pas. Elles sont loin et tout en bas, dans un endroit que j'ignore et que je ne pourrai jamais atteindre. Même pas des silhouettes, ce sont seulement des fantômes que je rêve sans doute.

Un soupir. Le ciel ne vaut pas mieux, je n'ai pas besoin de lever la tête pour le savoir. Le dôme qui entoure le Complexe nous empêche de vraiment l'observer. L'école nous apprend ses couleurs, du bleu, du gris, parfois un blanc qui se ressemblait sûrement à celui qui fait notre routine.

Non, je n'ai pas besoin de lever les yeux pour savoir ça. Je préfère les garder rivés en bas, sur ce bas que je ne vois jamais, que je ne connais pas, mais qui m'attire bien plus que tout ce qui existait et existe encore derrière le dôme. Ce qui existe aux pieds des Tours.

Mais, comme d'habitude, il n'y a rien. Seulement ce voile qui masque tout, et l'immensité de la ville-tour qui m'interdit d'observer le monde. C'est toujours pareil. Le blanc opaque mais léger, comme un écran de fumée, et les ombres qui se dressent tellement loin derrière.

Second soupir. J'attends le jour où cette routine me gonflera tout en sachant que ça n'arrivera pas. Ce moment de la journée est le seul qui ne m'emmerde pas et rien ne pourra changer ça.

— Franchement, s'élève une voix essoufflée et familière, faut que t'arrêtes. Ou que tu m'attendes. Mais je peux plus courir comme ça, pense à ma santé, mon pauvre coeur, je suis vieux maintenant et...

Ou presque rien. Je souffle, les bras appuyés sur le bord de la barrière. Voilà le moment où tout bascule, d'un silence tranquille à peine coupé par les gens trop pressés d'aller bosser, je me retrouve à subir le flot de paroles incessant de Simon.

— Non mais sérieux, reprend le blond. On est d'accord pour dire que tu peux pas te passer de moi, parce que clairement, si je monte pas tous les matins pour te rejoindre ici et te dire que tu vas arriver à la bourre, bah, t'arrives à la bourre. Du coup, le plus simple c'est que tu m'attendes la prochaine fois, nan ? En plus j'ai déjà pensé à un super compromis.

Je me redresse sans toutefois me retourner. Une fois qu'il est lancé, Simon est inarrêtable, alors je n'ai aucune raison de me presser. De toute façon, je n'hésite pas à lui dire quand il commence à me faire chier.

Un mouvement à ma droite m'indique qu'il s'appuie contre la barrière. Il tourne le dos au monde, mais ses mains bougent, s'activent à mesure que ses mots s'échappent :

— OK. Donc, moi je suis pas du matin et toi si, du coup tu montes toujours trop tôt pour moi. Mais à côté, t'es incapable de surveiller l'heure quand t'es ici, tu coupes Percy pour pas qu'il te parle dès que t'arrives à cet étage, et si je me dépêche pas de venir te sauver la vie, t'arrives clairement en retard. Du coup, idée géniale : tu dors une heure de plus, moi une heure de moins, comme ça on se rejoint direct, on prend le petit déj et on grimpe ici. C'est une idée carrément géniale, avoue !

Fier comme un paon, Simon se tourne vers moi, le bras nonchalamment appuyé sur la barrière métallique et un large sourire étirant ses lèvres. Je lui jette un regard en coin peut-être un peu blasé, avant de secouer la tête. Mes cheveux caressent mon visage alors que je laisse le poids de mon corps peser en arrière. Mes doigts se referment sur le rebord froid, alors que mes lèvres s'ouvrent sur sourire amusé à peine perceptible :

— Je t'ai jamais demandé de venir, j'te signale.

Mon sourire s'étire lorsque celui de Simon se transforme en une moue boudeuse. Celle qu'il fait quand il veut s'amuser, m'amuser, ou amuser le monde entier. Une moue d'enfant sur son visage d'ange, si j'en crois ce que Simon lui-même aime me dire.

— Eh ! il s'offusque exagérément. Je viens par pure charité, parce qu'en plus de vouloir t'éviter d'accumuler les retards, je sais que tu t'ennuierais beaucoup trop sans moi, Sienna, je suis ta drogue, tu peux pas te passer de moi.

Je me tourne pour appuyer mon dos à la barrière. Mon meilleur ami m'imite et je sais qu'il sourit. Je le sais, parce que c'est toujours le cas. J'imagine qu'il n'existe pas deux personnes aussi radicalement opposées que nous deux, et pourtant. Nous sommes là tous les matins, moi parce que je le veux et lui parce qu'il sait que j'en ai besoin. Simon a raison. Je suis incapable de me passer de lui comme lui ne peut pas se passer de moi.

— Evidemment, je lui lance dans un regard amusé, t'es un exemple de générosité.

— Par l'ancien monde ! Elle le reconnaît enfin !

Théâtral, Simon porte une main à son cœur, comme pris d'un soulagement et d'une émotion bien trop intenses pour un seul homme. Je secoue la tête, le sourire étirant toujours faiblement le coin droit de mes lèvres et les yeux levés vers le ciel. Simon aime rire, mais plus encore, il aime me faire rire. Même si mon visage reste souvent inexpressif, je sais qu'il adore faire le pitre pour me divertir. Je ne peux pas me mentir, dire que ça ne marche pas serait hypocrite. Ça fonctionne d'une certaine façon. Simon m'apaise par sa présence, et je crois pouvoir dire qu'il est l'un des seuls êtres humains que je peux réellement supporter sans avoir envie de l'étriper.

Ma réaction l'amuse. Son rire résonne un instant à mes oreilles, comme une mélodie familière. Ce n'est qu'à ce moment que je m'autorise un vrai regard vers lui. Comme tous les matins, ses joues et le bout de son nez sont rouges. Quelques mèches blondes ondulent sur son front, couvrent doucement ses oreilles alors que des plis naissent aux creux de ses joues lorsqu'il sourit. Si le soleil avait un visage, je suis persuadée qu'il choisirait le sien.

Ses yeux noisettes s'accrochent aux miens. Les siens brillent d'une lueur heureuse et malicieuse, celle-là même que je connais depuis toujours. Celle que j'ai cherché chaque jour dès que nous nous sommes liés, celle qui m'apaise lorsque je me perds. Cette lueur est douce, tendre, et terriblement aimante. Elle fait disparaître la brume, s'effacer le brouillard, s'éloigner l'orage. C'est toujours à ce moment précis que je comprends. Que je saisis pourquoi chaque nouveau jour, pourquoi chaque matin, Simon me rejoint en haut de la Tour, à l'étage le plus froid. Je comprends pourquoi il court, pourquoi il parle sans jamais s'arrêter, pourquoi il affiche cette moue, pourquoi il accepte sans jamais s'offusquer. Si Simon fait tout ça, c'est parce qu'il me connaît. Il sait tout de moi, sans aucune limite, sans le moindre secret. Simon me connaît, et forcément, il sait. Il sait qu'en faisant ça, que grâce à lui, à ses joues rouges et son rire, la tempête qui menace de rugir en moi lorsque je croise ce blanc menteur disparait puis meurt.

— Ouais, je sais que j'suis beau-gosse, mais on devrait y aller avant d'être en retard.

— Si tu prononces encore une fois le mot « retard » aujourd'hui, je te jure que je te tue.

Il rit face à ma menace, et éclate encore plus quand mon coude lui frappe les côtes. Il est peut-être irrécupérable et faussement angélique, n'empêche qu'il a raison. Je soupire en quittant la bulle confortable que sa présence avait créé autour de nous. Elle s'ouvre sans éclater, juste assez pour me permettre de retrouver le monde et tous ces gens pressés qui se dépêchent d'avancer sur les passerelles. Ils sortent des ascenseurs installés dans les trois extrémités de l'immense Tour triangulaire, se pressent pour rejoindre un autre point plus ou moins éloigné de cet étage administratif. Simon et moi n'avons pas vraiment le droit d'être ici, et sans craindre d'être pris, il vaut mieux éviter de traîner au lieu de bosser.

Je quitte la barrière sans un mot, Simon sur à ma gauche. Mes yeux vagabondent sur les employés pressés, avant de s'échouer sur une silhouette que je reconnais sans peine. En plus de se détacher du reste par ses vêtements entièrement noirs, sa démarche diffère de celle des autres. Elle est assurée, forte, vive, et se dirige droit sur nous. Le calme que Simon a imposé en moi est dérangé par une pointe d'irritation. Elle perce ma peau avec une lenteur calculée, et j'ai presque l'impression que mon énorme cicatrice commence à me piquer la joue.

L'agent traverse la passerelle en laissant l'écho de ses pas résonner dans son sillage et nous hurlent que, putain, les emmerdes arrivent.

— Merde, je jure sans le lâcher du regard. Manquait plus que lui.

MEMENTO MORIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant