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Flashback :

Je me souviens de cette journée comme si c'était hier, même si les années ont voilé certains détails. Le souvenir reste aussi net que la lumière d'un phare dans la nuit. C'était un après-midi étouffant d'été, le genre de journée où la chaleur semble onduler dans l'air, rendant tout légèrement flou, comme dans un rêve. Les rayons du soleil dardaient le jardin, baignant chaque brin d'herbe d'une lumière dorée tandis que les cigales chantaient sans relâche, leur mélodie monotone se fondant dans le bruissement des feuilles du grand chêne.

Assise à l'ombre de cet arbre imposant, je tournais les pages d'un vieux livre de contes, fascinée par les histoires d'aventure, de bravoure et de magie. Les pages usées dégageaient une odeur particulière, mélange de poussière et d'encre vieillie, une senteur qui, encore aujourd'hui, fait resurgir en moi un flot de souvenirs. À côté de moi, Elena, ma sœur aînée, était plongée dans un roman classique, ses longs cheveux bruns encadrant son visage angélique et tombant en cascade sur ses épaules. Le contraste entre son calme apparent et la tempête de pensées qui tourbillonnaient dans mon esprit était saisissant.

- Elena, pourquoi est-ce que maman ne nous permet pas d'aller dans la forêt interdite derrière la maison ?  avais-je soudainement demandé, rompant le silence tranquille qui régnait entre nous.

Ma voix, encore enfantine, tranchait avec la lourdeur de la chaleur ambiante.

Elena avait levé les yeux de son livre, et son regard sombre, empreint de sagesse malgré son jeune âge, avait rencontré le mien.

- Luci, certaines choses sont interdites pour une raison. La forêt peut sembler mystérieuse et attirante, mais elle peut aussi être dangereuse. Nos parents veulent nous protéger.

Je m'étais penchée en avant, mes yeux brillants de curiosité.

- Mais pourquoi est-ce que l'interdit attire tant ? Pourquoi est-ce que quelque chose de défendu semble toujours plus intéressant ?

Le regard d'Elena s'était adouci, un sourire empreint de mélancolie flottant sur ses lèvres. Elle avait posé son livre sur ses genoux, prenant le temps de choisir ses mots, comme elle le faisait toujours.

- C'est le mystère de l'interdit, Luci. L'humanité est souvent attirée par ce qui est caché, ce qui est hors de portée. Mais la sagesse réside dans la capacité à reconnaître les limites et à respecter les règles établies pour notre propre bien.

Je m'étais renfrognée, sentant une frustration sourde monter en moi. Elena avait toujours été plus posée, plus réfléchie, alors que moi, je brûlais d'un désir insatiable de découvrir, d'explorer, de comprendre. Même à cet âge, je sentais en moi une force qui me poussait à défier l'autorité, à remettre en question ce qu'on me disait d'accepter sans discussion.

- L'amour, Luciana, c'est une chose complexe, avait-elle repris, sa voix douce flottant dans l'air chaud, entrecoupée par le bruissement des feuilles et le chant des oiseaux.

- On nous dit souvent que l'amour doit être pur, mais qu'en est-il du désir ? Le désir peut être aussi captivant que dangereux. L'interdit, c'est comme une lumière brillante qui nous attire, même quand on sait que cela peut nous brûler.

Je l'avais regardée, fascinée par la profondeur de ses paroles. Elena semblait comprendre des choses qui, à l'époque, m'échappaient encore. Mais quelque part en moi, ses mots trouvaient un écho, réveillant des questions que je n'avais pas encore osé formuler.

- Mais pourquoi est-ce que l'on désire ce que l'on ne peut pas avoir ? avais-je répliqué, ma voix légèrement tremblante. Est-ce que ça ne nous rend pas malheureux ?

Elena avait souri à cette question, un sourire triste, comme si elle savait déjà que je découvrirais la réponse par moi-même un jour.

- Parfois, c'est justement ce qui nous échappe qui nous fascine le plus. C'est le mystère, le frisson de l'inaccessible. Comme un fruit défendu : on sait qu'il est dangereux, mais l'envie de le goûter est irrésistible.

Ses mots flottaient entre nous, suspendus dans l'air, aussi lourds que le soleil de l'après-midi. Une brise légère fit frémir les feuilles du chêne, et je me souviens avoir senti un frisson parcourir mon échine malgré la chaleur. L'idée que quelque chose de dangereux pouvait être si séduisant me troublait profondément.

- Alors, l'interdit peut aussi être une leçon ? avais-je demandé, tentant de comprendre. Une manière de nous rappeler que tout ce qui brille n'est pas or ?

Elena hocha la tête avec un sérieux qui semblait bien au-delà de son âge.

- Exactement. Mais il faut être vigilant. Le désir peut nous aveugler. Ce qu'on croit être de l'amour peut parfois être une simple obsession, une illusion. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas, mais il faut apprendre à l'écouter sans se laisser emporter.

Je regardai ma sœur avec une admiration silencieuse. Elena avait toujours été ma boussole morale, celle qui savait toujours quoi dire pour me ramener sur le bon chemin. Mais cette fois, ses paroles résonnaient différemment, me laissant avec un sentiment d'inquiétude que je n'arrivais pas à chasser.

- Et comment distingue-t-on l'amour de l'obsession ? demandai-je, ma voix à peine un murmure.

Cette question me hantait, car même à cet âge, je savais que ce que je ressentais pour certaines choses, certains désirs, frôlait l'obsession.

Elena prit une longue inspiration, son regard se perdant dans les feuillages au-dessus de nous, comme si elle cherchait une réponse dans les branches entrelacées.

- L'amour construit, l'obsession détruit. L'amour est une danse harmonieuse, tandis que l'obsession est un cri de désespoir. Quand tu aimes, tu souhaites le bonheur de l'autre, même si cela signifie le laisser partir. Quand tu es obsédée, tu ne vois que ta propre douleur.

Je frémis en entendant ces mots, sentant leur vérité s'infiltrer en moi comme une goutte d'eau tombant sur une pierre brûlante.

- C'est un chemin délicat, murmurai-je, plus pour moi-même que pour elle. Comment rester honnête avec soi-même dans ce voyage ?

Elena tourna la tête vers moi, son expression grave mais empreinte d'une tendresse infinie.

- Il faut se poser des questions, même si elles sont douloureuses. Qu'est-ce que je veux vraiment ? Est-ce que ce que je ressens me rapproche de qui je suis ou m'éloigne-t-il de moi-même ? Se connaître est la clé.

Un long silence s'installa entre nous, seulement brisé par le bruissement des feuilles et le chant des oiseaux. Je regardais ma sœur, pleine d'admiration et d'amour, mais aussi d'une étrange tristesse. Je comprenais, d'une manière que je ne pouvais encore exprimer, que la vie serait pleine de ces moments de doute, de ces questions sans réponses faciles.

- Et si le désir s'accompagne de la peur  ?demandai-je finalement, la voix tremblante d'une émotion que je ne pouvais encore nommer. La peur de perdre ce qu'on désire tant ?

Elena me regarda longuement, puis se rapprocha de moi, posant une main rassurante sur mon épaule.

- C'est là qu'intervient le courage, Luci. Accepter la peur, mais choisir d'avancer malgré elle. L'amour, c'est aussi prendre des risques. Les plus belles histoires naissent souvent de choix audacieux.

Le soleil commençait à décliner, projetant une lumière dorée sur les champs et les bois qui entouraient notre maison. Cette lumière, douce et apaisante, semblait envelopper notre conversation d'une aura presque sacrée. Elena, avec un sourire serein, conclut d'une voix douce mais ferme :

- Rappelle-toi, Luci, que l'interdit peut être séduisant, mais c'est notre capacité à aimer sans entrave qui nous rend vraiment libres. Chaque désir, chaque choix, nous façonne.

Je restai silencieuse, gravant ses paroles dans ma mémoire, consciente que ce moment, cet après-midi d'été sous le chêne, resterait à jamais ancré en moi, un phare dans l'obscurité des choix que j'aurais à faire plus tard.

Carmelina Où les histoires vivent. Découvrez maintenant