Chapitre 2

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21 ans plus tôt

Dahlya

Je fixe le plafond de mon lit depuis de longues heures maintenant. Un splendide panneau de lattes de bois disposées en chevrons. Je pourrais décrire chaque nœud de chaque planche. Mes yeux piquent à force de les observer. Un silence assourdissant m'enveloppe. Voilà des jours que cette absence de bruit m'oppresse et que le sommeil me fuit. Depuis qu'elle est morte.

J'abandonne. J'écarte le lourd édredon et m'assieds au bord du lit. Lorsque je traverse la pièce pour m'installer dans l'ottomane de Rose, le bruit de mes pieds nus sur le parquet rompt le silence suffocant qui m'entoure. Par les larges ouvertures qui bordent la salle, j'ai une vue directe sur le bois qui se trouve dans le parc du château. Ainsi, depuis petite, j'assiste à de magnifiques levers de soleil sur cette forêt que j'apprécie tant. Nous avions un rituel avec Rose. Tous les dimanches matins, elle se faufilait dans ma chambre, ouvrait les lourds rideaux de velours et s'installait dans mon lit. Nous étions ainsi aux premières loges pour admirer les grains de poussière qui virevoltaient, illuminés par la lumière du matin.

Je soupire en me remémorant ces souvenirs. Une larme perlant au coin des yeux. Je ramène mes genoux contre ma poitrine et passe mes deux bras autour. J'observe d'un œil distrait le spectacle qui s'offre à moi. Les couleurs chatoyantes de l'automne sublimées par le soleil levant.

Je mets quelques secondes à entendre frapper. Diane, ma femme de chambre vient m'aider à me préparer.

— Entrez.

Diane était la domestique de ma sœur. Tout comme Marie. Elle est aussi grande, brune et charpentée que l'autre est petite, blonde et fine.

Elle entre toute vêtue de vert. C'est la couleur du deuil dans mon Reinaume. Coloris qui m'est refusé en ce jour de couronnement. Comme je déteste les traditions. J'ai tenté de lutter mais il ne faut pas contrarier la Déesse.

— Votre Majesté, êtes-vous prête ?

Je hoche la tête. Son regard empli de pitié ne me provoque aucune réaction. Le manque de sommeil et la tristesse sont un sinistre fléau. Je jouerai ma partition tout au long de cette interminable journée.

Je me relève de mon siège et me dirige vers le paravent afin que Diane puisse m'aider à défaire ma chemise de nuit. Ses mains tremblent tandis qu'elle la déboutonne. Je pourrais lui dire quelques mots d'encouragement mais je n'en ai pas la force.

J'aperçois du coin de l'œil Marie qui entre à son tour avec une robe pourpre dans les bras. En temps normal je l'aurais trouvée splendide. Avec ce col échancré, ces dorures, la dentelle au niveau des manches. Aujourd'hui, j'ai envie de tout déchirer.

Elles s'affairent toutes les deux autour de moi, m'enfilant jupons et corset. Je suis un pantin entre leurs mains. Leur conversation me fait l'effet d'un brouhaha confus.

— Votre Majesté ? me dit Diane avec un air interrogatif.

Je la regarde sans comprendre, Marie vient à mon secours.

— Diane vous proposait de vous installer sur votre siège votre Majesté. Nous allons terminer de vous coiffer et de vous farder.

Je soupire. Par la Déesse, que cela cesse. Je m'assieds sur la banquette et je laisse les mains expertes de l'artisan des apparences s'occuper de mon visage et de ma chevelure.

Pendant qu'il boucle mes longs cheveux roux, j'entends Marie me répéter le programme de la journée. Je ne l'écoute que d'une oreille. Je joue avec mes bracelets et mes manches.

Devant moi Diane s'agite. Elle me fait signe de me lever. Il est l'heure.

Aujourd'hui je deviens Reine, mais avant ça j'enterre ma sœur. Quelle journée de merde.


Gabriel

Installé à mon bureau, je fixe sans les voir les lettres de mission et les rapports que je dois signer. Mes pouvoirs frémissent au fond de moi, déclinant chaque heure un peu plus. Le couronnement de Dahlya les rendra bientôt insignifiants. Tant mieux, ils n'ont jamais eu de valeur à mes yeux.

Le bruit de la relève de la garde rompt le silence accablant qui m'entoure. Je me redresse, repousse mon fauteuil et me dirige vers le miroir pour ajuster ma tenue de cérémonie. La tension dans mes épaules gagne en intensité, ainsi que cette oppression dans la poitrine.

Quelqu'un frappe à la porte.

— Votre majesté ?

Je prends une grande inspiration et saisis ma couronne sur le guéridon.

— Votre majesté ? insiste-t-il.

J'ouvre la porte. Raphaël se trouve devant moi. Son air malheureux accentue mon chagrin. Un silence lourd et pesant s'installe. Je n'ai pas la force de le rompre.

— Votre majesté, il faut y aller. Les corps ont été déposés dans la chapelle. La prêtresse vous attend pour discuter du déroulé de la cérémonie.

— Et Dahlya ?

— La Prin... La Reine a été prévenue. Elle vous retrouve sur place.

— Bien.

Une chape de plomb supplémentaire s'installe sur mes épaules. Raphaël fait un signe de tête à ses gardes et nous nous mettons en marche.

Depuis la mort de Rose, je n'ai pu mettre les pieds dans nos appartements. Je me terre dans la caserne pour fuir mes souvenirs.

Nous parcourons les baraquements, puis la cour d'entraînement où certains soldats sont déjà à pied d'œuvre. Mes gardes marchent d'un pas déterminé tandis que je me laisse guider par Raphaël qui se trouve à mes côtés. Sa présence est réconfortante tandis que je ne rêve que de prendre mes jambes à mon cou.

Une fois la cour du château traversée, la chapelle est enfin en vue. La toiture en plomb, délicatement ornée. Les dorures de la flèche. Les décors fins comme de la dentelle sur la façade. Un bel édifice où de si beaux événements ont eu lieu : notre mariage et notre couronnement notamment. Mon cœur se serre à ces pensées. Aujourd'hui, la seule idée d'y mettre un pied me donne la nausée.

Les gardes s'arrêtent et se postent devant le porche. Raphaël se joint à eux pendant que je marque un temps d'arrêt, la main sur le heurtoir.

Je contiens à grand-peine les larmes qui menacent de dévaler mes joues. J'inspire fortement et ouvre la porte pour aller à la rencontre de la prêtresse.

Le lourd battant claque derrière moi et brise le silence de religieux de la nef. Obnubilé par les deux cercueils situés en face de moi, mes pieds sont comme figés dans le marbre. Mon cœur manque un battement.

Je n'y arriverai pas.

Ma douce Rose, mon adorable Reine.

Sóley, mon petit ange.

Raphaël, que je n'ai pas entendu entrer, presse délicatement mon épaule. Il me guide vers l'estrade. Vers ces deux cercueils. Celui de Rose est très beau, en pin blanc du Cosmos, comme elle le souhaitait.

Je tourne la tête et ce qu'il reste de mon cœur se brise à la vue de cette minuscule boîte contenant ma fille. Raphaël n'a pas le temps d'intervenir que je m'effondre sur le sol et que je hurle ma détresse.

La naissance de Sóley aurait dû être le plus beau jour de notre histoire. La Déesse en a décidé autrement.

L'AchilléeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant