I. Le Gouffre d'Esparros

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Le professeur Adrien Moreau, géologue de renommée internationale, mais également de plus en plus isolé dans ses obsessions, contemplait avec un mélange d'exaltation et d'appréhension les montagnes qui se dressaient devant lui. Les Pyrénées se découpaient comme des remparts anciens contre le ciel gris, rappelant des civilisations oubliées depuis longtemps. Cela faisait des années qu'il étudiait les entrailles de la Terre, cherchant à percer ses secrets les plus obscurs, mais jamais auparavant il n'avait ressenti une telle fascination morbide pour un site géologique.

Le Gouffre d'Esparros – ainsi l'avaient nommé les rares villageois des alentours qui osaient en parler. Un lieu redouté, chuchoté au coin du feu comme une légende terrible, mais qui pour Adrien représentait un défi intellectuel irrésistible. Ce gouffre, selon les récits qu'il avait recueillis, semblait être sans fond, ou du moins, si vaste et profond que même les instruments les plus modernes ne parvenaient à en sonder l'intégralité. Plusieurs expéditions avaient tenté de le cartographier, mais toutes avaient échoué. Des échecs que la population locale attribuait à des malédictions anciennes, à des forces oubliées qui n'aimaient pas être dérangées.

Adrien n'était pas homme à se laisser influencer par des récits de folklore. Après tout, la science avait toujours triomphé des superstitions. Pourtant, alors qu'il posait le pied sur le sol rocailleux qui menait à l'entrée béante du gouffre, un frisson inexplicable parcourut son échine. Était-ce l'altitude ou quelque chose de plus profond, de plus ancestral, qui éveillait cette peur sourde en lui ?

Il jeta un regard en arrière vers son équipe. Paul, son assistant fidèle depuis des années, s'affairait à préparer les équipements, concentré et impassible comme à son habitude. Les deux jeunes étudiants qui les accompagnaient – Marc et Julien – semblaient plus nerveux. C'était leur première grande expédition, et l'isolement du lieu, combiné à l'aura mystérieuse de ce gouffre, semblait peser sur leur moral. Ils échangeaient des regards inquiets, murmurant des mots que le vent emportait immédiatement.

- Ne vous laissez pas influencer par les récits des villageois, lança Adrien avec une voix qu'il voulait assurée. Ce n'est qu'un gouffre, un simple phénomène naturel. Ce que nous allons découvrir ici pourrait bien révolutionner notre compréhension de la géologie.

Marc, un jeune homme mince et nerveux, leva les yeux vers Adrien.

- Mais, professeur, ces légendes... Ils disent qu'il y a des... murmures dans les profondeurs, que ceux qui descendent trop bas ne reviennent jamais...

Adrien sourit, mais ce sourire n'atteignit pas ses yeux.

- Des murmures, des ombres... Ce sont des récits de peurs irrationnelles. Ce gouffre est peut-être encore plus ancien que nous ne le pensons, et c'est précisément cela qui le rend fascinant. Ce que nous allons découvrir ici, c'est une histoire géologique qui remonte à des millions d'années, bien avant l'humanité. Il n'y a rien de surnaturel.

Cependant, même en prononçant ces mots, il ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine dissonance. Une part de lui savait qu'il affrontait quelque chose de bien plus grand que les simples forces naturelles qu'il connaissait si bien. Il n'en restait pas moins déterminé. Après tout, la science exigeait courage et détermination face à l'inconnu.

Ils atteignirent finalement l'entrée du gouffre. Une béance noire qui semblait aspirer la lumière du jour. L'air y était plus frais, plus dense, comme si la montagne elle-même respirait lentement, une entité colossale et endormie depuis des éons. Adrien s'approcha du bord, observant les ténèbres qui s'étendaient en contrebas. Il ressentit un vertige subtil, une sensation étrange de vide qui semblait provenir non seulement de la profondeur, mais de quelque chose de plus intangible, comme si le gouffre était une fenêtre ouverte sur un autre monde, un autre temps.

- Nous descendrons lentement, dit-il en enfilant son harnais. Soyez prudents, et surtout, restez calmes. Nous sommes ici pour explorer, pas pour céder à des peurs irrationnelles.

L'un après l'autre, ils s'engagèrent dans la descente. Les cordes crissèrent contre la roche, les casques illuminèrent les parois de la caverne d'une lumière vacillante, insuffisante pour dissiper les ténèbres abyssales. Les premières heures se déroulèrent sans incident. La paroi rocheuse, bien que étrange par endroits, semblait être un simple assemblage de calcaire ancien, usé par des millions d'années d'érosion.

Mais plus ils descendaient, plus les choses changeaient. Les parois devenaient de plus en plus irrégulières, couvertes de formations rocheuses qui défiaient les lois de la géologie moderne. Ici et là, des gravures apparaissaient. D'abord simples et grossières, elles devinrent de plus en plus détaillées à mesure qu'ils descendaient. Adrien s'arrêta devant l'une d'elles, une figure humanoïde aux traits déformés, moitié homme, moitié bête, gravée avec une précision étonnante.

- Cela ne correspond à aucune culture connue... murmura-t-il, plus pour lui-même que pour les autres. Il sentit une étrange fascination pour cette figure, comme si elle était une clé, une porte vers un savoir oublié. Il observa ses yeux disproportionnés, sa bouche béante, ses longs membres sinueux... Une représentation de cauchemar, mais aussi d'une beauté étrange, hypnotique.

- Professeur, devrions-nous vraiment continuer ? La voix de Marc brisa le silence, tremblante. Il fixait la gravure avec une terreur mal dissimulée.

- Nous ne sommes pas venus ici pour reculer à la première bizarrerie, répliqua Adrien avec une brusquerie inhabituelle. Il se sentait étrangement possessif de cette découverte, comme si ce qu'ils avaient trouvé appartenait à quelque chose de bien plus ancien et de bien plus grand que lui. Continuez. Nous ne sommes pas loin de notre objectif.

Les murmures commencèrent peu après. D'abord faibles, indistincts, comme un chuchotement porté par le vent à travers les failles de la roche. Julien fut le premier à les mentionner.

- Vous entendez ça ? demanda-t-il, ses yeux cherchant quelque chose dans les ténèbres.

Adrien fronça les sourcils, tentant de percevoir ce que l'étudiant mentionnait. Mais ce n'était qu'un bruit, une vibration subtile dans l'air, presque imperceptible.

- C'est probablement le vent qui s'engouffre dans les galeries, dit-il d'un ton sec.

Mais en vérité, il l'avait entendu aussi. Et ce n'était pas le vent. C'était autre chose, quelque chose d'indistinct, de lointain, mais pourtant si présent. Comme un écho d'un passé oublié, une voix murmurant depuis les profondeurs de la terre.

À mesure qu'ils progressaient, ces murmures devinrent plus distincts, plus insistants. Ce n'étaient plus simplement des bruits, mais des mots, prononcés dans une langue ancienne, incompréhensible, mais chargée d'une autorité terrible. Paul, d'habitude si calme, commença à se retourner fréquemment, jetant des coups d'œil inquiets derrière lui, comme s'il s'attendait à voir surgir quelque chose des ombres.

L'Appel du GouffreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant