Chapitre 4 : Plus de place au doute

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  Début novembre. Le doute n'avait plus sa place. La France venait d'entrer en guerre contre la Russie, et tentait difficilement de repousser l'envahisseur. Pour le moment, seuls les volontaires allaient au front dans l'Est du pays. Mais les politiques ne laissaient guère d'existence à l'espoir. Bientôt, toutes les personnes aptes seraient mobilisées.

   Chaque matin, Charlotte se réveillait avec la peur au ventre. Jusqu'où seront arrivés les russes dans la nuit ? Combien de temps durera sa liberté ? Son père devra-t-il aller combattre ?

   Quel cauchemar !

   Les journées et nuits au travail permettaient à la jeune femme de s'évader l'esprit quelques instants, trop occupée pour ruminer. Mais la peur restait toujours très proche. Que deviendront ces enfants placés en pouponnière ? Devront-ils retourner dans leurs familles dysfonctionnelles pour laisser la place aux orphelins de guerre ?

   Margaux ne l'embêtait plus avec Gabriel. Les jeunes adultes avaient d'autres choses à penser, les relations amoureuses étaient relayées au second plan. Les projections dans le futur devenaient impossibles. C'était trop incertain. À quoi bon se forcer à imaginer un avenir alors que le présent était sans dessus-dessous ?

   De plus en plus de français migraient ailleurs, loin. Les plus riches, ceux qui pouvaient se le permettre, allaient se mettre à l'abri sur un autre continent. L'Amérique du Sud était devenue soudainement très prisée.  Les autres, les modestes et les pauvres, ils serviraient de chair à canon.

   Charlotte ne faisait pas partie de la classe aisée. Au contraire, elle avait dû enchaîner les petits boulots pour réussir à terminer ses études. Fille unique, elle vivait seule avec son père veuf. Sa mère les avait quittés, emportée par le désespoir, elle s'était jetée du haut de la falaise d'Étretat. Son corps avait été retrouvé seulement dix jours plus tard. Aucune lettre d'adieux, rien qu'un départ précipité pour mettre fin à des années de souffrances résistantes aux médicaments et psychothérapies. La petite Charlotte avait 4 ans.

   Endossant les deux rôles, Grégoire Vautier avait élevé sa fille seul. Il ne s'était jamais remarié, pas le temps. Il avait aussi peur de ne pas trouver de femme suffisamment tendre pour sa fille. Il voulait la préserver de ça. Elle avait déjà bien trop souffert malgré son jeune âge pour avoir à en rajouter une couche.

   Le lien père-fille qui s'était instauré dans cette adversité  était puissant. Grégoire écoutait chaque soir avec beaucoup d'attention sa fille lui raconter ses péripéties quotidiennes. Un jour, gonflé de courage à bloc, il était venu solennellement lui parler des règles, de la contraception, et répondre à toutes les questions que pouvait lui poser sa fille après avoir arpenté de long en large des forums dédiés à ces sujets. Pourvu que Magaliie-du-54 n'ait pas raconté trop de conneries.

   Charlotte se souvenait avec nostalgie des heures passées à être le cobaye des essais capillaires de son père. Le jour où il arriva au bout de sa première tresse, l'explosion de joie avait été immense. À force de tutos YouTube, il avait réussi ce qu'il pensait impossible. Et il en était ainsi pour à peu près tout. Il vivait pour sa fille, en essayant de surmonter la douleur de la perte de son grand amour.

   Grégoire Vautier avait aussi dû gérer son foyer lui-même avec son petit salaire d'artisan menuisier réduit de moitié pour pouvoir s'occuper de Charlotte. Il faisait des extras non déclarés pour acheter les cadeaux de Noël, le nouveau cartable, un beau gâteau d'anniversaire, etc. Il aurait aimé payer des études à sa fille, mais il n'avait pas réussi à mettre suffisamment de côté. Il avait toutefois insisté pour le permis et la voiture. C'était déjà un souci en moins.

   Donc non, Charlotte n'était pas issue de la bourgeoisie. Elle ne pourra pas fuir la guerre. Elle devra rester.

— Mes parents veulent vendre tout ce qu'ils ont ici pour qu'on démarre une nouvelle vie en Afrique du Sud, annonça Margaux un soir où les deux amies s'appelaient encore en FaceTime.

— Et tu vas les suivre ? demanda Charlotte sur un ton qu'elle espérait détaché, bien qu'elle sentit le sol s'effondrer sous ses pieds.

— Je leur ai dit que c'était de la folie, qu'on n'est même pas sûrs qu'ils arriveront jusqu'ici. Mais ils ne m'écoutent pas. Et s'ils le font... S'ils le font, je pense que j'irai.

— Oui, c'est normal, je pense que j'aurais fait pareil.

— Je leur ai demandé que tu puisses venir avec nous.

— Et ?

— Ils veulent bien. Mais ils ne pourront pas emmener ton père aussi.

— C'est adorable d'avoir pensé à moi. Sauf que je ne peux pas partir sans lui, je suis désolée.

— Je me doutais de ta réponse.

   Un silence pesant s'installa entre les deux amies. C'est Margaux qui le rompit :

— Et Gabriel ?

— Ça faisait longtemps... Quoi encore « Gabriel » ?

— Ils sont riches, il ont peut-être prévu quelque chose où vous pourrez vous greffer, ton père et toi ?

— Aucune idée. On ne parle pas de la guerre. On évite le sujet.

— Ça vaudrait le coup de l'évoquer.

— Je ne veux pas être un parasite, une profiteuse. On n'est toujours plus en couple je te rappelle.

— Je suis sûre qu'il comprendra. Comme on dit : à la guerre comme à la guerre !

   Charlotte soupira.

— Écoute Margaux, je crois que tu te voiles la face. Tu sais très bien que je ne vais pas partir d'ici. Je vais devoir vivre avec. Mais quand tout ça sera terminé, je viendrai volontiers passer des vacances en Afrique du Sud.

   À ces mots, les deux amies s'effondrèrent. Elles pleurèrent leur peine pendant de longues et interminables minutes. Margaux allait partir et, elles le ressentaient, leurs au-revoir seront alors des adieux.

   Quasiment vingt années d'amitié qui seront réduites à néant à cause d'une guerre. Non, à cause des égos ridicules de dirigeants qui ne savaient pas s'entendre entre eux. À cause d'une poignée de têtes "pensantes" qui n'avaient pas vécu le quart des souffrances populaires, de trop nombreuses vies seraient, plus que brisées, anéanties.

   Entendant les sanglots dans la chambre de sa fille, Grégoire passa la tête dans l'entrebâillement de la porte. Préoccupé par les larmes de la jeune femme, il demanda :

— Je peux faire quelque chose pour toi ?

   Charlotte ne se tourna même pas vers lui. Elle ne pouvait décrocher ses yeux du téléphone. Elle voulait profiter de chaque instant avec Margaux.

— Non, c'est bon, tout va bien.

   Son comportement indiquait tout le contraire, mais Grégoire n'insista pas. Sa fille avait besoin d'être seule, il respectait son souhait. Il s'éclipsa hors de la chambre, restant prêt à consoler la jeune femme si elle en ressentait la soudaine envie.

   Tout était trop dur pour Charlotte. Quoi de plus angoissant qu'une guerre ? Et maintenant, l'un de ses piliers qui s'apprêtait à partir. Son monde construit sur des fondations précaires était en train de complètement s'écrouler.

Le Renard et la LapineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant