Chapitre 10 : Le lapereau

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  Charlotte et son père Grégoire étaient arrivés au camp de refuge depuis bientôt trois semaines. Noël était passé, certains avaient tenu à le fêter pour garder le moral et continuer à faire rêver les enfants. Le père et la fille n'avaient jamais vécu une fête aussi austère et pourtant, ils n'avaient jamais été si heureux de faire Noël ensemble.

— Joyeux Noël ma chérie, fit Grégoire en tendant un petit paquet grossièrement emballé avec un vieux journal et un bout de ficelle.

— Oh !

   C'est tout ce que Charlotte trouva à dire. C'était bien la dernière chose à laquelle elle avait pu s'attendre, recevoir un cadeau.

— Merci papa ! bredouilla la jeune femme avec les larmes aux yeux, prête à sauter au cou de son père.

— Attends avant de me remercier, riait Grégoire, ouvre-le d'abord.

— Oh, oui !

   Charlotte détacha la ficelle et ôta le morceau de papier journal. Un bout de métal tomba au creux de sa main droite. Un petit cœur grossièrement découpé dans une plaque de fer. Le plus beau cadeau qu'elle n'ait jamais reçu.

   Cette fois, Grégoire ne retint pas sa fille quand elle se jeta dans ses bras. Émue aux larmes, Charlotte ne cessait de remercier son père de l'attention avant de paniquer car elle n'avait fait aucun cadeau, et d'être finalement rassurée par le quinquagénaire qui lui assura que son plus beau cadeau était son sourire qui ressemblait tant à celui de sa mère. Nouvelle crise de larmes pour Charlotte. C'était décidément un Noël hors du commun.

   Passée cette journée spéciale, la vie était redevenue monotone, mais surtout angoissante. À présent, il n'était plus nécessaire de tendre l'oreille pour percevoir le son des tirs échangés par les deux armées. Les russes gagnaient encore et toujours du terrain sur les français.

   Les journées s'enchaînaient lentement. Charlotte n'aimait pas son travail imposé. Elle passait son temps à visser des boulons sur des plaques en métal dont elle ignorait l'utilité. Il lui arrivait parfois le soir de se sentir ses doigts en mouvement. Ce n'était que pure hallucination, une aliénation à son travail.

   Son moral se dégradait insidieusement. Elle ne se voyait pas aller de plus en plus mal. Elle pensait déjà avoir atteint le fond depuis longtemps. De temps en temps, elle repensait à Margaux, et des larmes ruisselaient le long de ses joues grisâtres. Pour se calmer, elle caressait encore et toujours son collier. Parfois, elle ressortait les photos de son sac et les serrait tout contre elle avec le petit cœur en fer de son père. Elle n'osait pas le faire souvent, elle avait trop peur de les abîmer.

   Charlotte ne s'était pas fait de nouveaux amis. Elle n'aimait pas la compagnie, préférant la solitude qui lui permettait de se mettre dans sa bulle protectrice. De temps en temps, elle pouvait passer des moments avec son père. Loin de la rassurer, elle le voyait vieillir trop vite. S'il mourrait, qui lui resterait-il ? Un ex amour parti se mettre à l'abri aux premières lueurs de danger ? Non, c'était fini avec Gabriel.

   Elle en était maintenant certaine. Ils n'avaient pas vécu les mêmes choses, ils ne se comprendraient plus jamais. Gabriel et elle ne pourraient plus jamais être sur la même longueur d'ondes. Il avait fui la guerre, elle l'avait prise de plein fouet dans la figure.

   Alors que la jeune femme patientait dans l'interminable file d'attente qu'elle devait subir une fois par semaine afin de pouvoir être recensée comme tous les autres, une voix féminine dans les haut-parleurs se fit entendre :

— Mesdames et messieurs, bonjour. Les nouvelles ne sont pas bonnes. Nous continuons de perdre du terrain chaque jour un peu plus. Notre gouvernement ne peut décemment pas laisser les russes prendre le dessus. De ce fait, de nouvelles circulaires viennent d'être adoptées. Ces dernières ouvrent encore davantage les conditions pour être enrôlés.

   « Ainsi, lors de chaque recensement, il sera évalué votre capacité à porter les armes. Si vous correspondez aux critères attendus, un entraînement intensif vous sera offert afin que vous puissiez être envoyés au front dans la semaine suivante. Mesdames et messieurs, merci de votre attention. »

   Les haut-parleurs s'éteignirent dans un léger grésillement. Outre les tirs entendus au loin, le silence était total. Personne ne savait comment réagir. Tous les visages émaciés se fixaient, attendant une réponse de son voisin qui ne venait pas.

— Et bien moi, commença un homme avec fierté, avec ma fausse jambe, je suis certain de rester au chaud ici.

   Cette phrase suffit pour débloquer la foule. Une cacophonie assourdissante s'éleva dans les airs. Le ton était surtout celui de la protestation. La peur de devoir quitter ce cocon protecteur qu'était le camp poussait à l'agressivité.

— Quelle connerie ! hurlait une femme d'une trentaine d'années. Je vais avoir vite fait de me faire mettre en cloque pour éviter ça ! Et puis quoi encore ? Comment vont-ils faire quand ils auront laissé les éclopés sur le camp ? Comment l'économie va-t-elle tourner ?

— C'est qui que t'appelles les éclopés ma grosse ?! râla l'homme à la jambe coupée. Comme les guerres précédentes ont permis aux femmes de faire valoir leur place dans la société, celle-ci le permettra aux handicapés. Et si t'es pas contente, va te faire cuire le cul ailleurs.

   Et ainsi de suite. Ils étaient tous prêts à se taper dessus, à cran.

   En face d'une Charlotte apeurée, dans une autre partie du serpentin que formait la file d'attente, un homme pouffait en regardant le spectacle qu'offraient ses congénères en face de lui. À ses côtés, ce qui semblait être son ami, s'amusait de la même façon. Et dans les bras du premier quidam, un lapereau effrayé se blottissait en tremblant, tenant entièrement dans sa grande main.

   Lorsqu'il vit que Charlotte le regardait de ses grands yeux effrayés, il parla :

— Je paierais cher pour voir toutes ces grandes gueules face à un russe armé. Ils n'auront d'autre choix que de se plier aux ordres de leurs supérieurs. Un tas de chair à canon qui aura bien vite fait de terminer six pieds sous terre dans une fosse commune.

   Sans réaction de la jeune femme, il poursuivit, sourire en coin :

— C'est comme ce petit lapin (il brandit légèrement la main tenant le pauvre animal tout tremblant). Je vois toutes ces chiffes-molles comme des proies incapables de quoi que ce soit lorsqu'elles ne sont pas dans leur environnement douillet et protecteur.

   Soudain, il posa sans ménagement l'animal au sol. Le lapereau se mit alors à courir dans tous les sens, tentant de fuir, tout en essayant à la fois de ne pas se retrouver écrasé sous les pieds de toutes ces personnes qui ne lui prêtaient aucune attention, trop préoccupées par leurs propres peurs.

— Combien de temps penses-tu que ce petit être sans défense et ignorant tout des humains va-t-il survivre dans cette jungle de pieds menaçants ? demanda-t-il à l'adresse de Charlotte.

   La jeune femme ouvrit et referma la bouche, sans réussir à prononcer un mot, les yeux écarquillés. L'homme au lapin se mit à rire à gorge déployée, son ami l'imitant à la mimique près.

— Vous êtes ignoble, finit par articuler Charlotte. Ce pauvre bébé lapin ne réussira pas à sortir de là sans séquelles !

— Exactement. Il était plus ou moins protégé dans ma main. Apeuré, mais à l'abri du danger environnant. Là, il n'a plus cette sécurité. Il active son instinct primaire pour essayer de se sauver, mais est incapable de réfléchir rationnellement. Et c'est ce qui va se passer avec toutes ces personnes qui seront envoyées sur le front. Je suis certain que ce n'était pas la bonne décision.

— Parce que vous avez de meilleures idées pour nous sortir de là peut-être ?

   L'homme rit à nouveau. Il était provocateur. Mais pourquoi s'en prendre à Charlotte ? Sûrement parce qu'elle était sans défense, hagarde, perdue. Comme le lapereau.

— Moins tu en sais, mieux tu te portes, dit-il sur un faux ton de confidence.

   La file avança, et Charlotte perdit de vue l'homme au lapin. Cet échange, aussi bref fut-il, l'a autant troublée que dérangée. Et s'il disait vrai ? Et si un carnage était imminent ? Un frisson parcourut la jeune femme qui secoua la tête pour tenter d'éloigner les pensées négatives envahissantes. En vain.

Le Renard et la LapineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant