Chapitre 6 : Le déménagement - Première partie

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Une semaine s'était écoulée depuis le départ définitif de Margaux. Décembre s'était installé. La douleur était toujours aussi intense chez Charlotte. Pas une heure ne passait sans qu'elle ne pense à son amie disparue à jamais.

Elle continuait à vivre mécaniquement. « Survivre » serait plus juste. Elle travaillait le plus possible, seul moment où elle se libérait parfois l'esprit plusieurs heures consécutives à cause de la charge imposée par la pouponnière pleine à craquer. Pas le temps de penser, il fallait agir sans perdre de temps à réfléchir.

Quand elle était chez elle, elle ne croisait que très peu son père. Les deux colocataires avaient un rythme d'enfer. Ils tombaient, épuisés, dans leurs lits. Malheureusement, les nuits n'étaient pas reposantes pour Charlotte. Si la douleur des souvenirs ne la réveillait pas chaque heure, les cauchemars rendaient son sommeil infernal.

La jeune femme voyait sa meilleure amie dans ses songes. Elle la rêvait explosant en plein vol, se noyant dans la mer, ses membres projetés en un macabre feu d'artifice, son corps dévoré par des requins dignes des plus grands films d'horreur. Quand elle arrivait à se sortir de là, elle se réveillait dans une mare de sueur, le cœur battant à tout rompre et les joues noyées de larmes.

Son beau visage de poupée de porcelaine avait perdu de son éclat. Des cernes se dessinaient sous ses yeux à la lueur éteinte depuis le début de la guerre. Son teint, habituellement lumineux, s'était terni. Ses cheveux maintenant mal entretenus étaient cassants et avaient perdu de leur volume. Et tout cela était bien le cadet de ses soucis. Pourquoi se faire belle ? Pour être détruite avec élégance ?

Évitant de croiser sa nouvelle silhouette dans le miroir, elle se prépara en vitesse pour rejoindre la pouponnière. Combien de nouveaux bébés seraient arrivés dans la nuit ? Combien de nouveaux lits d'appoint avaient dû être posés à même le sol déjà encombré pour accueillir ces petits orphelins ?

Le bus cahotait sur la route abîmée. Aléatoirement, des contrôles avaient lieu. Des barrages étaient installés dans différentes rues de la ville, et des militaires à la mine patibulaire arrêtaient les véhicules et en inspectaient leurs cargaisons. Alors, Charlotte sortait sa carte professionnelle et sa pièce d'identité avec lassitude.

Chaque déplacement était contrôlé. Toute sortie devenait suspecte. On ne regardait plus son voisin de la même façon. Et si c'était un vendu prêt à trahir les siens pour obtenir les faveurs de l'ennemi devenu si puissant ?

Impossible de nouer des liens dans ce contexte. N'importe qui pouvait devenir dangereux pour autrui. Et puis, à quoi bon ? Pourquoi s'attacher à des personnes qui risquaient de mourir d'un instant à l'autre dans un fichu piège ou au front ?

Arrivée sur place, elle salua ses collègues, aussi abîmés qu'elle. Sa responsable, Constance Guardelier, avait quitté le navire depuis bien longtemps déjà. La femme était partie en Argentine avec sa famille dès le deuxième jour de la déclaration de guerre. Deux collègues à elle avaient été tués en tentant de fuir, une autre avait choisi de se faire enrôler, une avait péri la semaine passée dans l'attaque terroriste d'un supermarché, et le psychologue avait été contraint de grossir les rangs de l'armée. Des personnes sans expérience s'étaient proposées de les aider, principalement des femmes. C'était un bordel sans nom.

— Des jumeaux sont arrivés cette nuit, l'informa Cathy, une nouvelle collègue anciennement vendeuse de jouets. On leur a trouvé une place dans la salle à manger. Il faudra empiler leurs matelas pour pouvoir dresser les tables. Comme d'hab' quoi...

— Rien d'autre cette nuit ? Ça a été plutôt calme.

— On pense que les enfants qui partagent la chambre Cendrillon ont attrapé la tuberculose. Ils sont en quarantaine. Le docteur pense que Jules n'en a plus pour longtemps et que les autres risquent de suivre.

Charlotte soupira. Elle n'avait plus la force d'être triste pour ces enfants auxquels elle n'arrivait pas à s'attacher à cause du peu de temps qu'elle passait auprès d'eux. Ils étaient devenus trop nombreux, la priorité était mise sur les soins physiques de base. L'amour et l'affection n'avaient plus leur place entre ces murs. Les premiers bébés souffrant du syndrome de l'hospitalisme commençaient déjà à dépérir à petit feu.

— L'usine qui nous réapprovisionnait en coton vient de se faire bombarder, lui apprit Jeanne, une autre collègue, présente depuis le début cette fois.

— Comment on va faire ?

— Comme pour les couches. On va faire avec des vieilles pièces de tissus, et on lavera.

— On manque déjà de bras...

— Tu as une autre idée ?

— Non, soupira l'éducatrice.

— Alors on va continuer à se retrousser les manches, et on fera ce qu'on pourra.

Nouveau soupir de Charlotte. Tout le monde était devenu tendu, sur les nerfs. Chaque jour, ils devaient un peu plus puiser dans leurs rares ressources pour se réadapter continuellement aux épreuves que la guerre mettait en travers de leurs chemins.

La jeune femme ne s'inquiétait même plus de ses capacités d'adaptation. Si elle devait retirer une chose positive de ce bordel, c'était qu'elle avait pris conscience de ses nombreuses ressources jusqu'alors cachées.

Tandis que Charlotte travaillait comme un robot, essayant quand même de donner un peu d'amour aux bébés dont elle s'occupait, son portable sonna. Elle décrocha en glissant son doigt sur l'écran cassé, et prit son père en communication :

Charlotte ? Tu m'entends bien ?

— Ça grésille un peu, mais ça va, je t'entends.

Il faut que tu rentres à l'appartement immédiatement.

— Je travaille, qu'est-ce qui se passe ?

On doit évacuer l'immeuble, le quartier. Un bus passera nous chercher dans une petite heure. Si tu le rates, on sera séparés. Revient s'il te plaît, je ne le supporterai pas.

Charlotte pinça les lèvres, regarda le désastre tout autour d'elle, gonfla ses poumons d'air, et répondit :

— D'accord, je serai là dans une demi-heure.

La jeune femme raccrocha et rangea son téléphone dans sa poche. Son regard balaya une nouvelle fois la pièce où elle se trouvait. Les enfants ne pleuraient plus, trop habitués à ce que les adultes ne répondent pas à leur détresse par manque de temps. Les professionnels étaient dépassés par la charge de travail qui leur était imposée. Personne ne faisait attention à elle.

Telle une ombre, Charlotte quitta la pouponnière et grimpa dans le premier bus qui passait au même moment en direction de son appartement. Se sentant honteuse de fuir, elle fixait le sol, la boule au ventre. Et si quelqu'un la rattrapait ? Que risquait-elle ? Que faisait-on aux déserteurs ?

Le trajet lui parut interminable. Deux contrôles eurent lieu durant lesquels elle eut l'impression que le mot « Fugitive » était tatoué sur son front.

Tout se passa finalement pour le mieux. Lorsqu'elle descendit du bus, elle marcha d'abord calmement afin de ne pas paraître suspecte et, une fois suffisamment éloignée de l'arrêt, elle se mit à courir à toutes jambes en direction de son immeuble. Son collier de perles passait et repassait entre ses doigts agités.

Ses poumons la brûlaient, ses yeux larmoyants la piquaient. Elle mit toutes ces sensations désagréables de côté et courut, toujours plus vite, rejoindre son père. Hors de question d'être séparée de son dernier pilier. Il ne pouvait pas partir loin d'elle, c'était impossible.

Le Renard et la LapineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant