𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝐈

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JADE

Je reviens lentement de ma visite hebdomadaire au cimetière, une habitude qui s'est ancrée en moi comme un rituel intime, silencieux. Le crépuscule s'estompe, et à chaque pas, mes talons frappent le bitume avec une régularité presque hypnotique, produisant un écho sourd qui résonne dans l'air frais du soir. Mon manteau de laine épaisse frôle doucement ma jupe, son froissement léger se mêle au murmure du vent, qui s'infiltre sous mon écharpe, mordant délicatement la peau de mon cou.

Je franchis le seuil de l'immeuble, et aussitôt, une bouffée d'air tiède m'enveloppe. La chaleur douce et apaisante contraste avec la morsure glaciale de l'extérieur, me prenant par surprise. Un hoquet de réconfort, presque involontaire, s'échappe de ma gorge, et je me laisse envahir par cette caresse bienvenue, éphémère.

Mais alors que je m'approche de l'ascenseur, mon cœur, jusque-là calme, s'accélère brutalement. À peine les portes de la cabine de métal se referment-elles que je ressens cette oppression familière : les parois de fer semblent se resserrer autour de moi, comme si elles avaient l'intention de m'étouffer dans une étreinte implacable. Mon souffle se coupe, ma poitrine se contracte, et ce n'est qu'en fixant obstinément le plafond que je parviens à calmer l'angoisse qui se tisse en moi.

Je sais ce qui m'attend de l'autre côté de ces portes. Une certitude froide, pesante. Depuis sa disparition, un étrange élan de courage m'habite, une force nouvelle, comme si le vide laissé par sa mort m'avait permis de me reconstruire, de me raffermir. Pourtant, en présence de lui, cet homme qui m'attend dans le salon, je redeviens cette enfant apeurée, vulnérable. La petite Jade, tremblante sous les réprimandes de son père.

Lorsque les portes s'ouvrent enfin dans un chuintement feutré, mon regard se pose instinctivement sur la silhouette accablante de mon père. Il est là, installé dans le fauteuil de cuir usé, son éternel verre de whisky à la main, le regard perdu dans les reflets ambrés du liquide. Ses traits marqués, fatigués, n'ont rien perdu de leur dureté, de cette sévérité impénétrable qui semble le définir depuis toujours. Je ressens une vague de chaleur subite, inconfortable, non pas celle de l'immeuble, mais une autre, plus sournoise, celle de l'angoisse qui déferle dans mon corps.

Machinalement, je passe une mèche de cheveux entre mes doigts, cherchant dans ce geste une once de réconfort, une illusion de contrôle. Mais les bouffées de chaleur continuent de m'envahir, me brûlant de l'intérieur, et je me débats avec cette tension grandissante. D'un geste rapide, presque nerveux, je retire ma veste et défais mon écharpe.

Sans un mot, évitant son regard, je me précipite vers ma chambre, mon sanctuaire. Chaque pas est un effort pour retenir cette terreur sourde qui m'habite, pour ne pas céder à la panique qui menace de m'engloutir. À peine la porte de ma chambre fermée derrière moi, je m'effondre sur le lit, la respiration haletante. Mon refuge. Ici, le silence est lourd, mais il m'apaise, il me protège, me sépare de l'aura oppressante de mon père. C'est dans cet espace restreint, entouré par mes affaires, mes souvenirs, que je parviens enfin à relâcher la pression qui me consume.

Allongée sur le dos, je fixe le plafond, comme si ce simple acte pouvait apaiser le tumulte intérieur. Le silence pèse, mais c'est un poids que j'accueille. Il y a des batailles qu'on ne mène pas sur le champ de guerre, mais dans le secret d'une pièce, derrière une porte fermée.

Mais ce fragile sentiment de répit que je commençais tout juste à apprivoiser se brise brutalement, comme une fine vitre pulvérisée sous l'impact d'une pierre. Sans prévenir, la porte de ma chambre s'ouvre avec fracas, et l'air même semble se raréfier sous l'intrusion impérieuse de mon père. Son ombre s'étend sur le sol comme un spectre menaçant, envahissant chaque recoin de ma chambre, ce sanctuaire où je croyais pouvoir me cacher. Les battements de mon cœur s'accélèrent, résonnant dans ma poitrine comme le roulement sourd d'un tambour de guerre.

Hate me if you can-TOME IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant