Pour Monsieur Jean Michel K.
J'étais très jeune en ce temps-là, je n'étais qu'un insouciant de la vie, qu'un enfant ordinaire, je ne devais avoir que onze ans à l'époque.
Onze ans, c'est peu, trop peu pour que je puisse me rendre compte de ce qui se passait dans mon village, dans ma ville, à Montbéliard.
Elle était tranquille avant, autrefois pour nous les Juifs... Les événements récents avaient tendu l'atmosphère, la rendant étouffante, presque invivable. J'avais très peur, moi, j'étais encore trop jeune, oui, trop jeune pour comprendre. Nous étions dans les années 1940, Hitler, le boucher de l'Europe, avait vaincu la France, il avait humilié Pétain, le lâche avait cédé, et tous les Juifs de France ont dû porter l'étoile jaune.
Personne n'y voyait d'inconvénient à Montbéliard, et de toute façon, mon père était trop légaliste pour s'en passer. Nous vivions tous en relative sécurité, dans un cadre tout aussi relatif. Je jouais toujours avec mes amis, aux billes, je faisais du vélo, comme si tout était normal.
Et puis un jour, je vis devant la porte, devant ma maison un grand, un énorme camion, il était blanc, je m'en souviens !
Quand je suis rentré, j'ai vu mon père, tempêtant contre deux hommes et une femme, tous devant la porte d'entrée. C'était à propos d'une perquisition. Les intrus ont annoncé réquisitionner tous les meubles de notre maison, de notre habitation, de notre toute petite demeure.
À la suite de leur apparition, il ne resta seulement que la table de la cuisine et trois pauvres chaises ; une pour chacun de nous. C'est à cet instant que tout a basculé, que tout a dérapé, que nous avons vraiment goûté à ce qui se passait ailleurs. Notre épreuve a commencé, la souffrance, le tourment, et les douleurs sont arrivés. La peur nous avait gagnés, l'ennemi pouvait surgir de partout, à chaque instant. Nous nous réfugiions alors chez quelques-uns de nos voisins amicaux, et avec eux nous écoutions la radio, Radio Londres plus précisément.
Nous attendions quoi ? Je ne sais pas trop, la fin de la guerre, de l'oppression, la liberté ? Je ne sais pas, mais nous attendions.
À force d'attendre, le drame arriva. Nous, la famille et moi, avons été regroupés, avec d'autres Juifs de Montbéliard et de ses environs. Nous étions une trentaine qui marchait, escortés par des soldats, armés jusqu'aux dents, qui pointaient le canon de leurs armes vers nos tempes, prêts à appuyer sur la détente, prêts à tirer, prêts à blesser, prêts même à tuer. Nous avons été escortés jusqu'à la prison la plus proche, une prison grise, sans vie, son allure morne me donna une déplaisante impression, celle d'un condamné que l'on amène à sa dernière demeure. Nous avons été enfermés en cellule, dans le froid, dans le noir, dans la peur et les cris.
Je ne sais combien de temps nous sommes restés, combien de jours, combien de nuits, j'y suis resté recroquevillé seul. Il me semble, a posteriori, que j'ai dû passer deux ou trois jours, une ou deux nuits, tout au plus. C'est infime, minime, face au temps que les autres y ont passé. J'ai eu de la chance, je me suis fait libérer. On est venu me chercher.
J'ai dû faire des adieux déchirants à mes parents, à la famille, et d'autres moins violents à mes autres camarades de cellule et à mes autres camarades Juifs. Je suis sorti de la prison, escorté d'un soldat en attirail complet, prêt à dégainer au moindre faux mouvement.
Cela n'arrangeait pas mon affaire... En effet, j'étais très enrhumé à ce moment-là, et je ne faisais qu'éternuer. Le garde n'en pouvait plus de me supporter. Enfin, je vis la lumière, autrement que par la fenêtre de la prison, enfin, je revoyais le monde après les ténèbres. Ce fut comme si je renaissais, que je revenais à la vie.
Après la noirceur de l'enfer, à la sortie, je suis tombé nez à nez avec une femme. Elle paraissait jeune. Elle disait s'appeler Louise Blaser. Elle m'a dit de l'appeler tante Lou. Oui, c'est ça, tante Lou.
Elle me dit, voyant que j'étais mal en point :
- Je vais t'emmener te faire soigner.
Puis, ce fut le noir. Je me réveillai dans un hôpital, un centre hospitalier. Je ne me souviens de rien. Le black-out total. Je me souviens juste de mon voisin de chambre, un homme de dix ans, mon aîné. Nous étions allongés côte à côte, chaque jour, nous discutions de choses et d'autres ; mais ce qui m'a marqué le plus, ce que j'attendais ardemment chaque matin, c'était la lecture du journal. Chaque matin, lorsque mon voisin recevait le journal, il le lisait, puis il me le tendait pour que je puisse moi aussi le lire. C'était très distrayant et un exercice de lecture très efficace. En quelques jours, une grande connivence s'était installée entre nous. Nous avions, l'un envers l'autre, une confiance qui paraissait sans bornes.
Puis, il fut temps des adieux. Nous avons dû nous séparer, tante Lou est revenue me chercher.
Elle m'a emmené dans un pensionnat, un genre de centre de vacances en fait. Je me suis vite intégré au groupe. Ce n'était pas difficile, j'étais plutôt sociable. Tout allait bien, j'étais à l'abri, pour le moment du moins. Les autres enfants étaient sympathiques, les moniteurs aussi.
Le directeur, à mon arrivée, m'a pris à part pour me parler, pour me demander de ne pas dire que j'étais Juif, que ça devait rester notre petit secret. Alors, je n'ai rien dit, j'ai gardé cette information bien cachée en moi, en mon petit être ; et jamais je ne l'ai révélée. Je me suis tu, même quand les autres jouaient au jeu du secret, je n'ai rien dit. J'ai tenu, de peur que l'on puisse me prendre et me remettre dans une cellule sombre et froide. Je vivais dans la peur, j'étais seul face à mon passé, seul face à mon secret. C'en était trop pour un enfant de mon âge, trop pour le jeune que j'étais.
Un jour, je fus transféré, le pensionnat était devenu trop dangereux, les allemands venait de plus souvent pour des inspections. Je suis donc partis quelques mois, dans une petite ville du sud de la France, j'y ai beaucoup appris !
Quand je suis revenu au pensionnat, tout était méconnaissable, c'était drastique. Rien ne me semblait comme avant. Tout avait changé !
J'ai retrouvé quelques-uns de mes amis, quelques autres surveillants, résistants sous la menace. Hitler était parti. Les langues s'étaient déliées.
C'est ainsi que j'ai su que quelques-uns de mes camarades étaient comme moi, Juifs. C'en était abasourdissant, ahurissant, je ne m'y attendais pas, je n'y aurais même point pensé ; cela me semblait impossible, impensable. À cette nouvelle, je n'eus tout d'un coup plus du tout peur de tout avouer, de dire que moi aussi, j'étais Juif.
Après ces aventures mouvementées, j'ai pu enfin retourner chez moi, dans ma ville, à Montbéliard. Enfin, j'étais de retour ! Enfin, un endroit où je me sentais chez moi, en sécurité.
J'ai passé un long, très long moment entre les murs de ma maison, à attendre, à attendre l'arrivée de mes parents.
J'ai attendu très longtemps, ils ne sont pas revenus, ils ne sont jamais revenus, je ne les ai jamais revus. C'est à ce moment que j'ai pris conscience de la valeur de nos proches.
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Une vie sans toi (Correction en cours)
Krótkie OpowiadaniaRecueil de nouvelles sur le thème de la perte