02 - Notre moment à nous

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06 juillet - 23:50

Ange

Après avoir mangé une pizza chez Dédé et fait quelques parties de baby-foot au bar, voilà presque une heure que nous refaisons le monde sur le muret du pont, notre point ultime de ralliement. La température n'a plus rien à voir avec celle d'aujourd'hui, mais Lucia ayant volé mon sweat-shirt, je n'ai plus qu'à me coller à elle pour limiter ma chair de poule. Je gagne même des grattouilles dans les cheveux !

— J'ai hâte que les Marseillais arrivent, déclare Joséphine. Ça voudra dire que c'est officiellement les grandes vacances.

— Romain m'a dit qu'ils arrivaient la semaine prochaine.

On échange souvent en jouant aux jeux vidéos en ligne. Romain et Guillaume sont deux cousins germains qui vivent à Marseille, mais qui passent leurs étés avec nous. Leurs grands-parents sont partis de Corse dans les années 1970, comme tant d'autres avec eux, espérant trouver du travail sur le continent. Ils y ont fait fortune et y sont restés. Mes parents — à part se rencontrer à la fac et avoir l'horrible idée de se marier — n'ont rien accompli du tout et sont rentrés creuser la tombe de leur couple ici.

Lucia approche sa bouche de mon oreille et me tire loin de mes pensées :

— Je vais y aller.

Je jette un œil à l'horloge de l'église ; il est presque minuit. Cendrillon doit rentrer.

— Je te raccompagne ! Hors de question de te laisser seule face aux loups des bois.

C'est ma façon de partager quelques minutes rien qu'avec elle. Quand les autres sont là, ce n'est pas tout à fait pareil. On se bride pour ne pas avoir à supporter les regards en coin et les remarques déplacées autour notre relation. On n'en a jamais vraiment parlé, c'est simplement comme ça qu'on fonctionne.

Je passe le bras au-dessus de son épaule et l'entraîne vers les ruelles pendant qu'elle envoie des bisous aux autres. Moi, je leur dis à tout à l'heure. Je reviendrai, une fois la princesse bien rentrée et attendrai le sommeil avec Francè. En général, Santa et Jo abandonnent avant nous. Elles nous laissent entre mecs et, mine de rien, ça nous fait du bien.

— T'es pas obligé de faire ça, tu sais, m'assure Lucia une fois que nous sommes un peu éloignés du groupe. Je suis une grande fille maintenant.

Je m'arrête net, outré.

— Je te ramène jusqu'à chez toi parce que c'est mon devoir, mais aussi parce que c'est notre moment à nous. Si ça t'ennuie, je te laisserais te faire bouffer par les monstres de la nuit, tant pis pour toi !

Elle sourit et reprend sa place dans mes bras.

— Je sais. Je voulais seulement dire que si un soir, tu préfères rester avec tout le monde, je comprendrais. Il n'y a que moi sur Terre qui aies encore une limite d'heure à dix-huit ans, j'ai pas envie de te l'imposer à toi aussi.

— Il faut vraiment que tes parents se détendent. Surtout que t'es la fille la plus sage du monde, tu travailles bien à l'école et je suis sûr que tu rentrerais même pas si tard que ça !

Elle hausse les épaules.

— La prochaine fois que je les vois, je vais leur dire !

— Surtout pas ! Ils se méfieraient encore plus.

À la lueur jaune des réverbères, nous traversons le village qui s'endort. Le ciucciu* et les grenouilles ont remplacé les cigales. Leur chant mélancolique accompagne cette belle soirée. Sur la place, les vieux nous dévisagent malgré notre bonsoir haut et fort. Nous les entendons parler en corse et supputer sur notre appartenance à telle ou telle famille.

Le parfum salé d'un été qui se meurtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant