03 - Nouvelle tête

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10 juillet - 17:00

Lucia

Les jours se suivent et se ressemblent, mais nos jambes et nos poumons ne sont pas encore suffisamment entraînés pour endurer la remontée de la rivière sous le soleil de plomb. À bout de souffle, nous sommes tous les cinq échoués sur le bord de la route, à l'abri du peu d'ombre disponible.

— Si vous voulez mon avis, tousse Ange, c'est que ce chjassu est le point le plus proche du centre de la Terre.

Nous acquiesçons en économisant notre salive. Les derniers mètres nous ont achevés. Sans un arbre pour le tenir au frais, le chjassu est une vraie fournaise. Avec la chaleur qui émane des rochers sous nos pieds, on se croirait dans un four, chaleur tournante. Le seul côté agréable, c'est l'odeur de maquis séché qui s'en dégage. Mélange d'immortelles, de cistes et d'asphodèles : le plus succulent des assaisonnements pour nos peaux huilées au monoï. Au vu des picotements dans mon dos, je crains que ce soir, la mienne sente plutôt la Biafine.

— Qui veut de l'eau ? je propose après avoir bu une bonne gorgée. Elle est encore fraîche.

— Oh oui, envoie, s'il te plaît ! me supplie Santa.

Ma gourde passe de bouche en bouche sans la moindre réticence. À la guerre, comme à la guerre.

Les batteries se rechargent sans un mot. On est tous crevés. C'est toujours comme ça, le début des vacances. La centrifugeuse des cours s'arrête, mais on a encore le tournis pendant un moment. On se met au rythme lent de l'été en réalisant à quel point on avait besoin de repos.

Les minutes s'égrènent. Personne ne bouge, personne n'est pressé.

— Ça vous dit qu'on grignote un truc avant de rentrer ? demande Ange, rattrapé par son estomac vide.

— Ouais, répond Santa, je meurs de faim.

À cette heure-ci, la sieste est terminée, le village reprend vie. Quelques visages connus nous font signe à notre passage. Les vieux se retrouvent dans les cours ombragées des uns ou sous la vigne-vierge d'une tonnelle. Les parents courent après leurs enfants qui apprennent à faire du vélo sans les roues. Le monde se densifie lorsqu'on se rapproche de l'épicerie.

Le magasin n'a pas changé depuis l'époque où on y dépensait nos pièces pour des bonbons qui nous arrachaient les dents. Tout est là : l'odeur des fruits un peu trop mûrs, le sol en damier noir et blanc, et les magazines Playboy perchés en haut du kiosque, comme si personne ne les voyait. Ce que personne ne sait, c'est qu'à l'époque, on réussissait à les feuilleter en cachette.

Chacun y va de son butin : chips, saucisson, cacahuètes, tout y passe. Lorsque tout le monde a réglé, nous sortons nous installer sur la terrasse. Près de l'étal de fruits et légumes, Patrice, le propriétaire, a disposé des tables en plastique blanc qui sont devenues, au fil des ans, un repaire pour les jeunes affamés qui remontent de la rivière.

L'endroit est déjà envahi par un groupe de touristes allemands, armés de sacs à dos plus lourds qu'eux et du parfait combo chaussettes-claquettes. De vrais pros. Ils ont pris toutes les tables, sauf une, où l'on se tasse tant bien que mal. Ange m'installe sur ses genoux, pendant que Francè laisse gentiment la deuxième chaise aux sœurs qui se la partagent.

Les paquets circulent, les mains plongent, chacun pioche sa part. Un instant de silence s'installe, laissant seulement entendre nos bruits de mastication. Appuyé contre la façade de l'épicerie, Francè rompt l'accalmie, fronçant les sourcils :

E que, qual'hé ?

Dans un même élan, nous nous tournons vers la route qui mène au bar en suivant son regard. Une silhouette élancée s'avance vers nous. C'est un garçon qui doit avoir notre âge, les cheveux bruns coiffés comme s'il venait de sortir du lit. Mains dans les poches de son short en lin, il porte une chemise dont les auréoles témoignent de la température ambiante. Sa peau est matte, mais n'a pas l'air d'avoir vu le soleil depuis des années. Le pauvre a le teint grisâtre de ceux qui n'ont pas la chance de vivre autour de la Méditerranée.

Le parfum salé d'un été qui se meurtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant