Déjà, c'était l'évidence
La petite Lucia ne parlait plus à ses parents depuis au moins dix minutes. La raison ? Ils annonçaient à tout le monde au village qu'ils allaient avoir un deuxième enfant. Sûrement mieux que le premier, pensait-elle. On venait la voir pour lui rappeler qu'elle allait être grande sœur et que ça allait être génial. Les adultes s'étaient tous mis d'accord pour lui mentir, ce soir-là !
Sans demander la permission, elle s'enfuit dans la salle de jeux. Elle espérait secrètement que ses parents s'en rendent compte et qu'elle se fasse gronder. Elle s'installa sur le siège de voiture et lança un jeton dans la machine. Le circuit n'était pas simple et elle perdit rapidement le contrôle de son bolide.
— Quel jeu nul ! C'est pas possible !
— Tu me laisses ta place ? Je te montre.
Lucia sursauta. À côté d'elle se tenait un jeune garçon aux cheveux blonds. Elle le dévisagea quelques secondes et nota que les lacets de ses Converses étaient défaits. Appuyé contre le siège en plastique jaune, il soutenait son regard, sûr de lui. Sans rien dire, elle s'écarta.
Il semblait connaître la boucle par cœur.
— C'est mon frère qui m'a appris, déclara-t-il, comme s'il lisait dans les pensées de Lucia.
— Tu as un petit frère ? s'empressa-t-elle de demander.
— Mais non ! Mon grand frère.
— Ah... Bah moi, je vais avoir un petit frère et c'est nul !
Alors que les voix robotisées du jeu félicitaient le garçon pour sa victoire, il la fixa avec sérieux. Elle avait les larmes aux yeux.
— Pourquoi tu dis ça ? Mon grand frère est content de m'avoir ! Enfin, je crois... En tout cas, il s'occupe de moi et m'apprend plein de trucs. Il me prête même son super casque pour pas que je balance aux parents qu'il fume en cachette !
— C'est un casque pour faire quoi ?
— Pour écouter de la musique. Quand je le mets, j'entends même plus ma mère engueuler mon père.
— J'espère que j'aurais le droit d'en avoir un si mon petit frère pleure tout le temps.
— T'auras qu'à le faire rire s'il pleure. Ce sera ton rôle.
Lucia haussa ses épaules frêles et replaça ses deux longues tresses en arrière. Dit comme ça, la perspective d'être grande sœur devenait tout de suite plus agréable. Ses yeux se posèrent sur le baby-foot qu'elle désigna d'un signe de tête :
— On fait une partie ?
— Tu sais jouer ? demanda le garçon, dubitatif.
— Tu veux que je t'apprenne ?
— Prépare-toi à perdre !
Elle se met aux manettes et insère une pièce de cinquante centimes que son grand-père lui a donnée. Elle tire sur la poignée et les balles en liège dégringolent.
— Tu habites où ?
— À Bastia.
— Et pourquoi tu es là ?
— Ma mémé à sa maison ici, je viens chez elle pour les vacances. Et toi ?
— Moi, j'habite ici.
— Je t'avais jamais vue.
Ils discutent en jouant. Ange mène la partie, mais Lucia n'en démord pas. Elle se bat avec férocité, tout en faisant connaissance.
— Moi non plus, je t'avais jamais vu. Je m'appelle Lucia.
— Moi, Ange.
— Ange... répéta-t-elle en pouffant.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
Il attendit quelques secondes avant de relancer la balle.
— T'es pas un ange !
— Qu'est-ce que tu en sais ?
Elle se dit que c'était peut-être sincère. Rien ne prouvait qu'il n'en était pas un. Elle avait hâte de raconter à sa copine Santa qu'elle avait passé la soirée avec un vrai ange !
— Tu as entendu ?
Des bruits sourds retentirent en chaîne. Ange attrapa Lucia par la main. Ensemble, ils sortirent du bar, se frayèrent un chemin parmi les adultes et levèrent les yeux. Le feu d'artifice embrasait le ciel étoilé. Ils respiraient le bonheur de voir ce spectacle tous les deux alors qu'ils ne se connaissaient que depuis un quart d'heure. C'est ce qui est magique lorsqu'on est enfant, on laisse un inconnu entrer dans notre vie en lui offrant tout ce qu'on possède.
Ils se tenaient toujours la main. Lucia avait honte devant les adultes. Pas Ange.
— C'est beau, murmura-t-elle, émerveillée.
Lorsque le final fut tiré, madame Vittori, la maman de Lucia, apparut, affolée.
— Tu es là, ma chérie ! Je t'avais dit de nous retrouver à notre table.
La fillette avait lâché la main de son nouvel ami, plus par réflexe que par envie. Elle bredouilla une excuse à demi-mot et suivit sa mère sans rechigner. Elle se retourna néanmoins et offrit un regard si expressif à Ange, qu'il crut lire dans ses pensées. Elle lui disait « à bientôt », il lui répondit qu'il était content de l'avoir rencontrée.
Pas un instant madame Vittori ne devina que ce petit garçon aux boucles blondes allait devenir l'un des piliers de la vie de sa fille. Les deux enfants ne s'en doutaient pas, eux non plus. Qui aurait pu ? À cet âge, on ne parle pas encore de grand amour.
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Le parfum salé d'un été qui se meurt
RomanceAnge et Lucia entretiennent une amitié fusionnelle, née sous le soleil brûlant des montagnes corses. Au début de l'été qui s'annonce mémorable, leur équilibre est chamboulé par l'arrivée de Clément, un jeune Parisien séduisant. De la jalousie, va al...