Les yeux fermés, elle se laissait bercer par le clapotis. Au bruit que l'eau faisait contre la coque de la gondole, elle savait précisément où elle se trouvait sur le canal. Encore quelques minutes. Après quoi, l'effervescence de la ville lui emplirait les oreilles. Elle pouvait déjà sentir les effluves du marché, qui chaque jour se tenait sur la place principale. L'odeur des épices se mélangeait au parfum des fleurs. Plus ténue, elle percevait malgré tout aussi celle de sa friandise préférée : les beignets. À leur simple pensée, elle en avait l'eau à la bouche.
Au moment exact où elle ouvrait les yeux, le batelier lui annonça qu'ils étaient arrivés à quai. Gagné ! Cette fois encore. Sa série de victoires durait maintenant depuis presque cinq années. En y repensant, cela faisait depuis qu'elle s'était lancé le défi. La jeune femme poussa un long soupir tout en étirant ses bras dans son dos, puis elle bailla un grand coup. La journée ne faisait que commencer. Elle se leva, trop vite, et manqua de peu de faire un bain imprévu. De justesse, le gondolier lui attrapa le bras ; un sourire rieur lui fendait le visage. Ce n'était pas la première fois qu'elle faisait l'erreur. Une fois même, elle avait sombré dans le canal. Elle en était ressortie pareille à un chat mouillé, les vêtements dégoulinants, entièrement plaqués contre sa peau. Ses longs cheveux, d'ordinaire semblables à une rivière dorée n'étaient plus que des queues de rats. Et dans son regard d'un bleu profond, se lisait une honte terrible. Depuis, il ne manquait pas d'y faire allusion, l'air moqueur.
— Prenez garde, mademoiselle Tamashi. Il serait dommage d'entamer, cette fois encore, votre journée de la sorte.
Gênée de sa maladresse répétée, elle le remercia à peine et fila à toute allure. Elle était déjà en retard. Non pas que cela différait des journées précédentes. Peu importait l'heure à laquelle elle s'éveillait, à quel point elle se pressait, il n'y avait rien à faire. Elle aurait pu se priver de son plaisir matinal, ne pas parcourir les échoppes du marché, ne pas rendre visite à Nisk — le propriétaire du cabinet des curiosités, qui chaque jour lui montrait de nouveaux artéfacts étranges venus d'ailleurs — mais elle s'y refusait. Et son statut le lui permettait, alors elle en profitait. Mya Tamashi, la Princesse Ancestrale. Tel était son titre. Elle en ignorait la signification. Pas un jour ne passait sans qu'elle n'interroge quelqu'un à ce propos. Tous refusaient de lui répondre. Grand bien leur fasse ! pestait-elle intérieurement, s'ils me maintiennent dans le flou, je continuerai d'être en retard.
Mya s'arrêta. Elle s'attacha les cheveux en queue de cheval. Elle prit une grande inspiration, jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus aspirer d'air et l'expira lentement. Alors, elle ne faisait plus qu'un avec la ville. En plus du marché, qui se trouvait à deux pas d'elle, elle ressentait les oiseaux. Elle les imaginait, perchés sur les toits ou les cordes à linge, guettant l'étal de fruits laissé sans surveillance par le maraîcher. Ou encore le beignet trop curieux, qui s'aventurait hors de son sachet et roulait sur les pavés. Dans ces moments, d'oiseaux de ville ils devenaient oiseaux de proie. Ils fondaient avec précision sur leur cible et s'envolaient au loin, fiers de leur prise de guerre. Mya percevait aussi le vent qui s'engouffrait entre les ruelles, il venait de loin pour chanter ses aventures. Des histoires en provenance de contrées aux cultures foisonnantes, de lieux où le Bien et le Mal se menaient une lutte sans merci, d'endroits mystérieux encore inexplorés. Du moins, c'est ce qu'elle aimait croire. Il allait sans dire qu'elle ne comprenait pas réellement les messages portés par le vent. Qu'il s'agisse d'une bourrasque ou d'une brise.
J'aimerais tant voyager, parcourir les mondes ! se dit-elle en apercevant le Chêne aux Portes. Cet arbre cristallin se dressait au centre de la place du marché depuis des siècles. Ses racines puissantes s'enfonçaient dans la terre de l'Empire Ancestral pour y puiser les ressources nécessaires à sa croissance. Croissance dont le tronc imposant pouvait témoigner. Il était si large qu'une ronde de vingt personnes ne suffisait pas à l'enlacer. La ville, l'Odyssée Ancestrale — la capitale de l'Empire — s'était lentement construite autour, par strates successives. Aujourd'hui la place du Chêne était le cœur de la cité, reliant les niveaux supérieurs, tels que le Palais, et les niveaux inférieurs. En s'approchant du colosse, la raison devenait évidente. Sur toute sa circonférence, et même parfois sous des arches formées par ses racines, de curieuses membranes colorées oscillaient, comme si elles respiraient. Il s'agissait de portails magiques permettant de voyager d'un lieu à un autre. Au-dessus, le nom de la destination était inscrit en lettres d'or. Minas Amarth, Marevu... Des noms curieux qui évoquaient l'aventure à Mya. Un l'intriguait plus que tout autre : Abyssia. La porte qui y menait semblait morte, aucun bourdonnement, aucun battement, parfaitement inerte. Et les glyphes qui composaient son nom brillaient faiblement d'une lueur améthyste et non dorée. La même couleur que le ciel. Si elle en croyait ses leçons, qu'elle écoutait d'une oreille distraite, c'était un des symboles de Kao, le dieu protecteur de l'Empire.
De justesse, Mya évita un enfant. Il se faufilait agilement entre les jambes des badauds qui s'attardaient devant les étals. Une femme essoufflée le poursuivait péniblement. Certainement sa mère, ou une grande sœur. Le cœur de la princesse Ancestrale se serra, une larme furtive s'échappa. Elle n'avait jamais eu la chance d'être coursée par sa famille. Elle n'en avait pas. Ou du moins elle ne les connaissait pas. Personne ne lui avait explicitement dit qu'elle était orpheline, mais elle l'avait compris d'elle-même. Elle n'était pas seule pour autant. Les domestiques du Palais lui tenaient parfois compagnie. Et elle se sentait très proche de ceux qui veillaient sur elle. Un peu comme une famille, se disait-elle, mais différent, une presque famille. Et quelle presque famille ! Il s'agissait, ni plus ni moins, de l'élite dirigeante de l'Empire, un quatuorvirat ; la fière Dévandra en était la tête, épaulée de la tendre Isis, la puissante Opalis et enfin, le rusé Copédra. C'est eux aussi qui lui servaient de précepteurs. Ils la préparaient à, un jour, accomplir son rôle de princesse Ancestrale, tout en se réservant bien de lui révéler de quoi il en retournait.
Les yeux de Mya se mirent à briller. Elle avait marché sans trop prêter attention à sa direction. Il semblait que son estomac avait été un bon guide. Devant elle, ses beignets favoris emplissaient l'air de leurs effluves gourmandes. Elle en attrapa un et l'avala tout de gob avant que le marchand n'ait le temps de réagir. Le visage de ce dernier s'empourpra, prêt à vociférer de violentes invectives à l'encontre du malandrin qui osait se servir de la sorte, sans payer. Lorsqu'il leva les yeux et vit la princesse Ancestrale, il se calma et en lieu d'insultes soupira, désespéré. Ce n'était pas la première fois. Pour ainsi dire, elle agissait de la sorte depuis qu'il avait eu le malheur de lui faire goûter ses gourmandises. Elle en était immédiatement tombée amoureuse. Leur douce chaleur qui irradiait dans ses mains, la légèreté de la pâte... Chaque bouchée l'emmenait dans un doux rêve sucré. Quel dommage que l'instant soit si éphémère. Cela l'obligeait, bien malgré elle, à en déguster plusieurs, jusqu'à ce qu'elle soit comblée.
Mya paya le vendeur et disparut aussitôt de son champ de vision. Elle jeta un œil au cadran de l'horloge surplombant la place. Bientôt neuf heures. Elle était en retard. Elle aurait bien voulu aller voir le nouvel artéfact de Nisk, mais voilà déjà une trentaine de minutes que la princesse Ancestrale aurait dû être assise à son pupitre et écouter Dévandra avec la plus grande des attentions. En effet, comme chaque mardi matin, la dirigeante de l'Empire enseignait l'Histoire à la jeune femme depuis plus de dix ans. Elle ne tarissait jamais d'événements à lui conter, la création de l'univers, de l'Empire Ancestral... Ensuite venait la Grande Séparation, puis encore une multitude de conflits. Cependant, malgré les suppliques de Mya, Dévandra ne lui parlait que peu des autres civilisations. Bien sûr, elle en connaissait les noms, du moins celles des plus importantes, mais aucun détail. Aussi, savait-elle qu'existaient des êtres nommés les daityas, d'autres appelés humains ou encore les terribles démons. Leurs apparences lui étaient familières, à l'aide d'esquisses, d'images mentales et diverses projections de pensée, mais elle ignorait tout de leurs cultures respectives. La jeune femme avait tenté d'obtenir des réponses auprès des autres, mais même Copédra, d'ordinaire si bavard, se murait derrière un mutisme impénétrable. Exactement comme lorsqu'elle les questionnait sur ses origines et son statut. Tous prenaient ce visage froid et impassible.
Plutôt qu'emprunter les canaux pour retourner au Palais, elle préféra parcourir la grande avenue qui reliait la place du Chêne à la haute-ville. De là, il était aisé de rejoindre ensuite les jardins impériaux. Cela évitait aussi de reprendre le même chemin. Mya préférait nettement un circuit, afin de profiter au mieux de la diversité de décors que pouvait offrir l'Odyssée Ancestrale. C'était aussi plus discret. Elle traversa les grilles ouvragées et se faufila sous le couvert des haies.
— Où étais-tu passée, tonna une voix familière.
Dévandra se tenait devant elle, le regard d'un violet furieux. Ses cheveux améthyste soigneusement tirés et attachés en chignon lui donnait un air sévère, faisant craindre à Mya une punition sans précédent. Pourtant ses yeux s'adoucirent et son visage se fendit d'un grand sourire. Mya soupira, soulagée, se croyant tirée d'affaire.
— Ne crois pas t'en sortir à si bon compte.
— Je...
— Je ne veux rien entendre. Puisque tu as une heure de retard, le cours durera deux heures de plus.
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Les Fresques Ancestrales : L'Élue
Fantasy[TOME 1] Mya, jeune ancestrale, peuple magique vivant au sein de l'Empire Ancestral, n'aspire qu'à l'aventure et à obtenir des réponses aux questions qui la tourmente. Son nom de famille, Tamashi, semble être d'une importance capitale pour les siens...