II - L'Étreinte des Profondeurs

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La nuit s'étiolait lentement, laissant place à un ciel couvert de nuages lourds. Le commissaire Favre ne parvenait pas à se détacher de l'image de la statue qu'il avait vue dans la chapelle. En vérité, il ne savait plus si cela relevait d'un rêve ou de la réalité. Ce qu'il avait éprouvé devant la créature sculptée ressemblait à un vertige hypnotique, un appel irrépressible à plonger dans des mystères au-delà de l'entendement humain.

Au commissariat, il trouva sur son bureau un paquet grossièrement scellé, sans adresse ni expéditeur. Il l'ouvrit, découvrant un vieux livre en cuir usé, dont la couverture était ornée du même symbole que celui gravé sur le corps de la victime. Sur la première page, un titre, en latin, semblait lui être murmuré à voix basse :

Liber Tenebrarum
(Livre des Ténèbres)

Les pages étaient noircies d'illustrations et de symboles torturés, comme si leur tracé avait laissé une empreinte de souffrance.

Alors qu'il feuilletait les premières pages, un mal de tête lancinant s'empara de lui, mais la douleur ne pouvait le détourner de sa lecture. Les mots, écrits dans une calligraphie sinueuse et difficile à déchiffrer, parlaient d'un autre monde, un lieu d'ombres et de froid, habité par des entités qui ne connaissaient ni le temps, ni la mort. Au fil des pages, il apprit l'existence d'une entité appelée Nyro'thul, un dieu ancien dont la véritable nature était si horrible que même les fidèles les plus fanatiques ne pouvaient en supporter la vision sans sombrer dans une folie inéluctable.

Le Cercle de l'Abysse, expliquait le texte, n'était pas simplement une secte parmi d'autres. Ses membres considéraient Nyro'thul comme l'incarnation du néant, une force pure, qui ne possédait ni forme, ni visage. Ils croyaient que, par des rituels obscurs, ils pouvaient accéder aux profondeurs de ce néant et obtenir un savoir interdit, en échange d'un fragment de leur humanité. Favre sentait la folie de ces idées percoler dans son esprit, et malgré son bon sens, il ne pouvait détourner les yeux.

Les jours suivants furent marqués par des découvertes de plus en plus étranges. Les témoignages affluent, chaque fois plus incohérents, chaque récit plus hallucinant que le précédent. Certains parlaient de créatures rampantes observées au détour d'une rue déserte, d'ombres sans origine projetées sur les murs des ruelles, de lueurs dans des maisons abandonnées, où personne n'aurait dû résider depuis des décennies. D'autres, chuchotant à voix basse, affirmaient que des sons étranges résonnaient à la nuit tombée, un bourdonnement grave et hypnotique qui semblait émaner des profondeurs de la terre elle-même.

Favre décida de consulter l'un des rares historiens locaux connaissant les mythes anciens de la région, un certain Léonard Brisson. Brisson vivait reclus dans un appartement sombre, son visage mangé par les ombres des livres entassés autour de lui. L'homme avait un teint livide et des yeux creusés qui semblaient toujours plonger dans des abysses invisibles.

- Commissaire Favre, commença Brisson d'une voix rauque, ce que vous cherchez dépasse tout ce que nous appelons communément la réalité. Ces cultes ne sont pas de simples déviations de l'esprit humain. Ce sont des portes... des portes vers un autre monde.

Le mot "portes" résonna en Favre comme une note sinistre. Il s'efforça de garder son calme et demanda :

- Que savez-vous du Cercle de l'Abysse ?

Brisson le regarda longuement, ses yeux brillant d'une lueur malsaine. Il se pencha vers le commissaire et lui murmura, comme s'il craignait d'être entendu :

- Ce que vous appelez le Cercle de l'Abysse existe depuis des siècles. Ils attendent le retour de ce qu'ils appellent Nyro'thul, le Maître du Néant. Leur culte se transmet de génération en génération, dans les ténèbres les plus profondes, loin des regards humains. Ils disent qu'il est l'ombre première, celle qui dévora la lumière originelle. On raconte que les fidèles plongent leur âme dans des abîmes de désespoir pour se rapprocher de lui.

Favre tenta de contenir la peur glacée qui montait en lui.

- Pensez-vous qu'ils soient capables de... je ne sais pas... de provoquer la folie chez leurs victimes ?

Un rire sec échappa à Brisson.

- Commissaire, leur pouvoir dépasse la simple folie humaine. Ils invoquent une terreur pure, qui ne connaît ni limites, ni raison. Ceux qui survivent à leurs rituels ne reviennent jamais... entiers.

Les paroles de Brisson continuaient de résonner dans la tête de Favre alors qu'il quittait l'appartement. Sur le chemin de son domicile, il perçut quelque chose d'inexpliqué dans les ombres des ruelles. Était-ce une simple illusion ? Une rumeur d'ombre, plus épaisse, plus sombre que les autres, qui semblait l'observer. Il accéléra le pas, ses mains tremblantes de froid et de peur.

Cette nuit-là, il se coucha avec le Liber Tenebrarum sur sa table de chevet. Malgré la fatigue, un besoin irrésistible de lire encore quelques pages s'empara de lui. À mesure que les lignes prenaient forme sous ses yeux, il sentit un effroi sourd s'insinuer dans ses veines. Une incantation en particulier, qui semblait écrite en lettres de feu, l'hypnotisa :

Nyro'thul, sois l'ombre qui dévore, sois l'abîme sans fin. Les mots dansaient devant lui, comme une porte invisible qui s'ouvrait peu à peu.

C'est alors qu'il perçut un bruit, un grattement contre sa fenêtre. L'intrusion paraissait si irréelle qu'il se convainquit d'abord qu'il s'agissait du vent. Pourtant, le son ne s'arrêtait pas. Lentement, il tourna la tête et vit, au-dehors, une silhouette difforme se pressant contre la vitre, une ombre translucide qui ondulait comme une vapeur empoisonnée. Ses contours étaient flous, oscillant entre la brume et l'obscurité, tandis que d'innombrables yeux ouverts fixaient Favre avec une intensité glaciale.

Favre sentit son cœur s'accélérer, un souffle court lui échappant alors qu'il tentait de se lever. Mais ses jambes restèrent figées, ses muscles contractés par une peur qui semblait pétrifier son être tout entier. Il tenta de détourner le regard, mais quelque chose le forçait à contempler l'ombre, comme si une main invisible maintenait son visage tourné vers elle. La silhouette mouvante disparut soudainement, se fondant dans la nuit.

Les jours suivants, Favre devint une ombre de lui-même. Les ténèbres semblaient s'épaissir autour de lui, hanté par cette vision d'une chose qu'il savait désormais exister au-delà du voile de la réalité. Il comprit que son enquête le conduirait vers des chemins où la raison n'était plus qu'un lointain souvenir.

Il se jura pourtant d'aller jusqu'au bout, de découvrir ce qui se cachait derrière les rites du Cercle de l'Abysse et de mettre un terme à cette folie. Mais dans son cœur, une autre voix murmurait : peut-être était-il déjà allé trop loin, et que l'ombre, douce et implacable, avait déjà pris une partie de lui.

L'Ombre de Nyro'thulOù les histoires vivent. Découvrez maintenant