IV - La Descente dans la Folie

1 1 0
                                    

Après cette nuit maudite à la chapelle, le commissaire Favre errait comme un spectre, hanté par des visions qui flottaient à la lisière de son esprit. Les rues de la ville lui semblaient moins réelles, comme si la frontière entre son monde et celui des ténèbres se fissurait. Les jours succédaient aux nuits sans qu'il ne parvienne à trouver le sommeil. Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, reflétaient la terreur d'un homme sur le point de sombrer. Des ombres invisibles pesaient sur lui, telles les griffes d'une créature dissimulée dans les replis de la réalité.

Il devait comprendre. Cette vérité, ce mystère terrifiant que le Cercle de l'Abysse semblait protéger, l'obsédait désormais. Il ne pouvait plus ignorer les murmures qui l'appelaient, les souvenirs de créatures difformes et d'abîmes sans fin qui venaient troubler ses pensées. Chaque page du Liber Tenebrarum s'incrustait dans son esprit, gravant des symboles qui apparaissaient même sur les murs de sa chambre, comme si les mots y prenaient vie.

Un après-midi grisâtre, un autre corps fut découvert. La victime portait, gravé dans sa chair, le même symbole dérangeant que celui des autres : un cercle qui semblait s'enrouler sur lui-même, aspirant tout dans un néant insatiable. Favre se rendit seul sur les lieux, ignorant les regards inquiets de ses collègues qui chuchotaient dans son dos. Il savait qu'ils le considéraient désormais comme un homme au bord de la folie, un homme qui jouait avec des forces obscures.

La scène du crime était située dans les sous-sols d'un immeuble abandonné. Les murs suintants de moisissure dégageaient une odeur fétide, mêlée au parfum métallique du sang. En s'avançant dans l'obscurité, Favre ressentit une étrange pression dans l'air, une lourdeur indicible. Les ténèbres semblaient avoir une substance propre, une présence palpable qui l'enveloppait, le poussant à avancer malgré sa peur.

Il découvrit le corps étendu sur le sol humide, ses yeux grands ouverts figés dans une expression d'horreur éternelle. À côté du cadavre, un parchemin enroulé reposait, comme une invitation à plonger plus avant dans l'abîme. Les mains tremblantes, Favre déroula le parchemin pour découvrir une écriture chaotique, tordue, qui semblait bouger sous ses yeux. Les mots, écrits dans le même dialecte qu'il avait vu dans le Liber Tenebrarum, contenaient une invocation — un appel aux entités qu'adorait le Cercle de l'Abysse.

D'une voix hésitante, comme poussé par une force qu'il ne maîtrisait pas, il commença à lire l'incantation. Les sons qui sortaient de sa bouche lui semblaient étrangers, gutturaux, appartenant à un langage qu'aucune créature humaine n'aurait dû prononcer. À chaque mot, un frisson glacé parcourait son corps, comme si quelque chose s'éveillait dans les ombres environnantes.

Les ténèbres dans la pièce s'épaissirent, ondulant comme une mer d'encre. Au centre de la pièce, un vortex sombre apparut, tourbillonnant avec une puissance oppressante. Favre sentit son esprit vaciller alors qu'il contemplait l'apparition d'une forme indistincte, une masse amorphe parsemée de visages et d'yeux, qui semblaient tous le fixer avec une haine indicible. Les visages se déformaient sans cesse, déversant des murmures de douleur et de désespoir.

Des bruits de pas résonnèrent soudain derrière lui. Favre se retourna et distingua plusieurs silhouettes encapuchonnées qui s'approchaient lentement, leurs pas mesurés résonnant dans l'obscurité. Les membres du Cercle de l'Abysse s'étaient rassemblés pour assister à l'invocation, comme s'ils répondaient à un appel muet. Leurs yeux brillaient d'une lueur fanatique alors qu'ils s'agenouillaient, murmurant des paroles d'adoration devant la créature qui prenait forme dans le vortex.

L'une des silhouettes s'avança, son visage dissimulé par un masque de pierre blanche aux traits indistincts. D'une voix grave et monotone, il s'adressa à Favre :

- Commissaire, vous avez franchi la dernière porte. Nyro'thul vous a choisi pour être le témoin de son éveil. Bientôt, le monde s'ouvrira à lui, et le néant consumera toute lumière.

Favre, abasourdi, parvint à articuler une question :

- Pourquoi moi ? Pourquoi avez-vous attiré mon attention, pourquoi m'avoir plongé dans cette folie ?

Le prêtre masqué ne répondit pas immédiatement. Puis, d'un geste lent, il leva les bras, désignant la créature informe qui ondulait dans le vortex.

- Vous avez été marqué dès l'instant où vous avez mis les pieds dans notre sanctuaire. Nyro'thul choisit ses disciples, mais aussi ses témoins. Il vous a appelé pour que vous rapportiez sa venue, que vous semiez la peur, que vous transmettiez le doute et la terreur dans le cœur des hommes. Car la peur est le terreau où Nyro'thul prospère.

Favre recula d'un pas, sentant un désespoir sans fond l'envahir. Il comprenait enfin qu'il n'avait jamais eu le contrôle. Depuis le début, il n'avait été qu'un pion, manipulé, conduit pas à pas vers cet instant de folie pure. Et dans cette compréhension, il ressentit un vide profond qui sembla aspirer toute sa raison.

La créature dans le vortex s'avança davantage, et Favre crut discerner une forme, une silhouette dans cet amas informe. Quelque chose de vaguement humanoïde, avec des membres étirés et des yeux sans fond, le regardant, pénétrant jusqu'au tréfonds de son âme. Une voix résonna dans son esprit, une voix qui n'appartenait pas au monde des vivants :

- Favre... tu m'appartiens...

L'esprit de Favre s'embrasa dans un cri silencieux alors qu'il sentait la créature pénétrer son esprit, fouillant ses pensées, ses peurs, ses espoirs les plus enfouis. Il tenta de lutter, mais la présence de Nyro'thul l'enveloppa, telle une marée noire, emportant tout sur son passage. Des fragments de souvenirs jaillirent, des images de son enfance, des visages oubliés, des lieux perdus. Et peu à peu, la voix se fit plus douce, plus persuasive, l'invitant à céder, à abandonner toute résistance.

Les disciples, toujours agenouillés autour de lui, entonnaient un chant hypnotique, une litanie basse et continue qui semblait vibrer dans les murs. Favre, désormais vidé de toute volonté, sentit son esprit s'effondrer. La réalité s'effaçait devant ses yeux, remplacée par des visions d'horreur pure : des cités noyées dans les ténèbres, des créatures monstrueuses rampantes sous des cieux obscurcis, des peuples asservis à des dieux impitoyables.

Dans un ultime sursaut, il tenta de se redresser, de sortir de cet endroit maudit, mais son corps ne répondait plus. Le prêtre masqué s'approcha et, d'une main froide, toucha son front. Favre sentit une énergie s'infiltrer en lui, un fragment de la puissance de Nyro'thul, qui s'ancrait dans son esprit, le transformant à jamais. Un dernier murmure résonna dans sa tête :

- Pars et propage la peur, pour que mon règne s'étende.

Les disciples se dispersèrent dans les ombres, laissant Favre seul dans la salle, face au vortex d'obscurité. Puis, comme si la réalité se refermait soudainement, le vortex se dissipa, la créature disparut, et il se retrouva seul, étendu sur le sol humide. Le silence revint, mais l'empreinte du néant était désormais gravée dans son esprit.

En sortant des sous-sols, le commissaire Favre savait que rien ne serait plus jamais pareil. Il portait désormais en lui une part de Nyro'thul, une étincelle de cette abomination, et il sentait cette présence, lovée dans les recoins sombres de son esprit.

L'Ombre de Nyro'thulOù les histoires vivent. Découvrez maintenant