V - Les Murmures de l'Abîme

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Le commissaire Favre ne sut jamais comment il parvint à rentrer chez lui ce soir-là. Les rues de la ville semblaient distantes, étouffées dans une brume surnaturelle. Chaque lampadaire projetait une lumière blafarde, oscillant faiblement comme si la noirceur elle-même cherchait à étouffer la dernière lueur d'espoir. Les passants, eux, semblaient effacés, leurs visages fondus dans une expression d'angoisse muette, presque irréelle. Parfois, il croisait des regards, mais ceux-ci, bien que fuyants, semblaient déceler quelque chose en lui — une folie sourde qui se répandait, insidieuse.

Dès qu'il franchit le seuil de son appartement, Favre sentit une présence, un souffle glacé le suivre. Il s'effondra dans son fauteuil, une main tremblante tentant de masquer ses yeux fatigués. Des souvenirs brouillés de la nuit précédente défilèrent dans son esprit : les disciples, l'entité émergeant du vortex, cette promesse indicible qu'il avait été contraint d'accepter. La peur sourde se transforma peu à peu en certitude : Nyro'thul l'avait marqué, et l'abîme dans lequel il avait plongé l'avait réclamé comme sien.

L'ombre de Nyro'thul imprégnait son esprit. Favre pouvait entendre, à la limite de sa perception, des murmures indistincts, des mots anciens et oubliés que même le Liber Tenebrarum n'avait pu traduire. C'étaient des invocations, des fragments d'incantations qui semblaient résonner dans les ténèbres et invoquer des créatures tapies dans les profondeurs du cosmos. Des images s'imposaient à lui, des paysages d'un autre monde, des océans d'étoiles ternes où dérivaient des êtres d'une grandeur effroyable. Son esprit s'égarait, piégé dans une toile de visions trop vastes pour sa compréhension humaine.

Il tenta de résister, de se raccrocher aux murs de son appartement, à son mobilier, aux vestiges de sa vie passée. Mais tout lui semblait désormais étrange et étranger. Des voix sifflaient à ses oreilles, chuchotant des vérités obscènes sur la nature de l'univers, sur l'insignifiance des hommes, réduits à des fragments errants dans l'infini d'un vide gouverné par des puissances incompréhensibles.

Une semaine s'écoula ainsi, dans un état de torpeur, où les nuits étaient hantées par des cauchemars grandissants et les jours par la peur du sommeil. Chaque fois qu'il fermait les yeux, Favre se voyait plongé dans une mer d'obscurité grouillante, peuplée de formes indistinctes qui émergeaient des profondeurs. Une nuit, il se réveilla en sursaut, le souffle court, et crut distinguer dans l'obscurité de sa chambre une ombre mouvante, une présence silencieuse qui l'observait, patiente et tapie.

Dans une tentative désespérée de comprendre ce qui lui arrivait, Favre se força à ouvrir une dernière fois le Liber Tenebrarum. Les pages semblaient luisantes sous ses doigts, comme si elles émettaient une chaleur malsaine, une énergie obscure prête à éclater. Il feuilleta le livre en quête d'une explication, d'un moyen de se libérer de la malédiction qui le rongeait.

Ce soir-là, il trouva un passage que, dans sa folie, il n'avait pas encore remarqué. Il y était question d'un rituel ancien, une cérémonie d'expiation que les anciens avaient pratiquée pour tenter de renvoyer ces entités dans l'abîme. La procédure nécessitait une offrande, un sacrifice humain, pour détourner l'attention de l'entité et rompre temporairement le lien qui les unissait. Mais l'idée d'un sacrifice le terrifia ; il comprenait que s'il s'engageait dans cette voie, il perdrait la dernière parcelle de son humanité.

Cependant, l'esprit de Nyro'thul s'imposait de plus en plus, et chaque jour il ressentait davantage la pression d'une force le poussant à accomplir cet acte. Les voix se faisaient plus insistantes, et il percevait la tentation croissante de céder à cette folie, de commettre l'irréparable pour enfin goûter au silence. Ce fut alors qu'il reçut un appel qui raviva en lui un reste de lucidité.

Marcel, le jeune officier qui l'avait assisté au début de l'enquête, venait de faire une étrange découverte. Il avait trouvé une carte ancienne marquée de symboles similaires à ceux gravés sur les corps des victimes. D'après Marcel, elle désignait un lieu souterrain caché sous les catacombes, un sanctuaire où le Cercle de l'Abysse pratiquait ses rituels. Favre, l'esprit embrumé, accepta de le rejoindre là-bas. Il espérait que ce lieu maudit lui révélerait enfin la clé pour briser son lien avec Nyro'thul, ou qu'il trouverait une forme de rédemption dans cet acte ultime.

La nuit tombée, Favre et Marcel s'engouffrèrent dans les profondeurs des catacombes, une lampe faiblarde éclairant leur chemin à travers des couloirs de pierre humides et labyrinthiques. Le silence y était lourd, oppressant, seulement brisé par leurs pas résonnant dans l'obscurité. À mesure qu'ils s'enfonçaient, Favre sentit l'air devenir plus dense, imprégné d'une odeur âcre, presque organique.

Ils atteignirent finalement une salle circulaire où des fresques anciennes recouvraient les murs, décrivant des scènes d'une horreur indicible. Des créatures aux formes inhumaines y étaient représentées, assises en cercle autour d'un autel où des hommes, visages tordus par la terreur, semblaient offrir des sacrifices. Au centre de la pièce se trouvait un bassin rempli d'une eau noire et huileuse, stagnant comme si elle était vivante.

Favre sentit une terreur pure monter en lui. C'était là, le cœur du Cercle de l'Abysse, l'autel de Nyro'thul. Les murs eux-mêmes semblaient vibrer sous l'effet d'une énergie ancienne, comme s'ils étaient le théâtre d'une infinité de rituels obscurs dont la mémoire imprégnait chaque pierre. Marcel, à ses côtés, observait les lieux avec un mélange de fascination et de peur.

— Commissaire, murmura Marcel, qu'est-ce qu'on fait ici ? Que cherchez-vous vraiment ?

Favre détourna les yeux, incapable de répondre. Le jeune homme n'avait aucune idée de la malédiction qui rongeait son supérieur, de l'abîme qui s'ouvrait sous leurs pieds. Dans un souffle, Favre répondit :

— Ce que je cherche... c'est une délivrance.

Soudain, des ombres s'étirèrent autour d'eux. Des silhouettes encapuchonnées surgirent de l'obscurité, les membres du Cercle de l'Abysse qui s'étaient regroupés pour les observer, silencieux et immobiles. Leur présence formait un cercle autour de Favre et Marcel, une muraille de ténèbres les encerclant comme des prédateurs sur le point de fondre sur leur proie.

Le prêtre masqué s'avança de nouveau, ses yeux perçants et inhumains brillant sous son masque.

— Commissaire Favre, murmura-t-il, le moment est venu. Vous êtes ici pour achever le rituel et embrasser le destin que Nyro'thul vous a tracé.

Favre sentit ses dernières résistances s'effondrer. La voix de Nyro'thul résonnait en lui, l'appelant à accomplir ce sacrifice, à plonger son âme dans les ténèbres pour échapper au supplice de la présence incessante de l'abîme. Ses mains se mirent à trembler, et une folie pure l'envahit, un désir inhumain de se libérer de cette emprise.

Il tourna lentement son regard vers Marcel, qui le fixait avec une horreur grandissante. Dans le regard du jeune homme, il perçut la peur et l'incompréhension, mais aussi une lueur de pitié. Marcel s'approcha, prêt à poser une main apaisante sur son épaule, ignorant le danger imminent.

Mais Favre, submergé par la présence de Nyro'thul, se laissa aller à cet ultime acte de folie. Dans un mouvement brusque, il saisit le poignard de cérémonie posé sur l'autel et leva la lame, la voix de Nyro'thul résonnant dans son esprit, déformant sa perception.

Au dernier instant, un éclat de lucidité traversa l'esprit du commissaire. Il hurla, luttant contre la voix qui résonnait dans son crâne, mais ses mouvements n'étaient plus les siens. Les ténèbres avaient déjà marqué son âme.

L'Ombre de Nyro'thulOù les histoires vivent. Découvrez maintenant