Jour 5 - Jumelles

3 0 0
                                    


     Il est 15h37, et comme tous les vendredis, M. Fouchaud s'installe sur le petit fauteuil en rotin placé devant la fenêtre de son appartement. Il vient de promener son chien, un petit Yorkshire nommé Cédric, qu'il a l'habitude d'appeler Boubou, et pour lequel il a beaucoup d'affection. À peine s'est-il assis que l'animal vient se blottir sur ses genoux, épuisé par le tour de quartier qu'il vient de vivre. M. Fouchaud, d'une nature douce et conciliante, le laisse s'endormir tranquillement et s'apaise au son de sa respiration. Après avoir vérifié que ses jumelles sont bien à sa portée, posées sur le guéridon à côté du fauteuil, il détend sa nuque et laisse tomber sa tête sur un coussin en tissu délavé, le regard dirigé vers la fenêtre que lui offre son vis-à-vis. Il a bien pris garde à laisser les lumières éteintes, de manière à être complètement dissimulé dans l'ombre lorsque le soleil se sera couché, ce qui ne saurait tarder en cette saison hivernale. Il n'y a plus qu'à attendre. Bercé par la chaleur de son petit compagnon, M. Fouchaud commence cependant à sentir ses paupières se fermer; à son âge, lui aussi est vite fatigué par les sorties quotidiennes qu'il s'impose. Après avoir lutté mollement contre la somnolence qui s'empare de lui, le voilà qui se laisse emporter et s'assoupit complètement.

     Lorsqu'il se réveille, encore tout engourdi et la bouche pâteuse, il constate qu'il fait nuit noire. Il passe quelques secondes les yeux dans le vide, hébété, puis son regard se dirige avec précipitation vers la fenêtre éclairée du bâtiment d'en face, quelque peu en contrebas de son appartement. Sa mine inquiète s'adoucit en y apercevant un jeune garçon travaillant dans sa chambre. M. Fouchaud s'en serait beaucoup voulu d'avoir raté son petit ange, qui illumine ses soirées de solitude. Rassuré, il s'empare de ses jumelles militaires héritées de son père et les dispose devant ses yeux, qui mettent quelques instants à s'adapter à la lumière éclatante. C'est le moment qu'il préfère: lorsque la mise au point se fait petit à petit, et que l'image d'abord floue devient de plus en plus précise, révélant un à un chaque délicieux détail de la scène qui se déroule pourtant à quelques dizaines de mètres de lui, dans la chambre dont les volets ne sont fermés qu'au moment du coucher. Ce soir, son favori, qui va probablement sur ses 13 ans, porte un jogging noir et un t-shirt blanc dont la largeur tombe doucement sur ses épaules délicates, esquissant à peine le bout de ses omoplates. Assis sur son lit, le dos rehaussé par de grands oreillers moelleux, l'enfant tapote nonchalamment sur son ordinateur, s'interrompant parfois pour jeter un regard bleu vif sur l'écran de son téléphone. L'aspect de ses cheveux bruns et humides, d'habitude d'un blond clair, laisse M. Fouchaud déduire qu'il vient de se laver, et un frisson le parcourt en imaginant les filets d'eau fraîche parcourir les courbes de sa chair juvénile. Un couinement étouffé tire le vieil homme de sa rêverie; pendant un instant, il craint d'avoir réveillé son petit chien, en s'étant peut-être trop avancé lors de sa contemplation - mais l'adorable animal est toujours endormi, manifestement pris dans un songe agité. Dans le silence de son appartement plongé dans l'obscurité, M. Fouchaud entend son cœur battre à tout rompre. Cela fait maintenant deux ans qu'il a découvert l'existence de cet être divin, juste en contrebas de sa fenêtre, deux ans qu'il l'observe chaque soir, attendant patiemment le moment où la créature daignera se montrer, et son effet sur lui est toujours monstrueux. Il arrive certains jours que la chambre reste vide, ou pire, que l'enfant la quitte pour plusieurs nuits, et cela ne manque pas à chaque occasion d'affecter profondément le moral de M. Fouchaud. En de pareils moments, même les câlineries de Boubou ne parviennent pas à lui redonner le sourire. Mais quand, son caprice terminé, l'enfant revient en son domaine, la clarté de la chambre illuminant de nouveau la façade grise de l'immeuble à travers la nuit, le vieil homme atteint un état d'extase totale, et croit délirer en redécouvrant fiévreusement la silhouette féline du garçon.

     Mais celui-ci vient de reposer son ordinateur sur son bureau, et semble sur le point d'aller dormir. M. Fouchaud replace fébrilement ses jumelles au niveau de ses yeux, et observe avidement les gestes préliminaires au coucher. Après quelques minutes passées sur son téléphone, l'enfant s'étire de tout son corps, et son regard, sans le savoir, passe un instant sur celui du voyeur, dont le cœur manque un battement à l'idée que sa présence puisse être découverte. Ce genre de glissement fortuit arrive souvent, et peut-être que le garçon se sait depuis longtemps l'objet de toute son attention, s'accommodant de ce regard comme d'un témoignage d'admiration, presque flatté de l'émoi qu'il sait susciter en lui... C'est une idée dans laquelle M. Fouchaud aime se complaire. En contrebas, son ange, d'un doigt gracile, appuie sur l'interrupteur de sa lampe de chevet, et le paradis de sa chambre est aspiré par l'obscurité. C'est fini pour ce soir. Le petit Yorkshire dort toujours paisiblement, et son maître n'ose pas le sortir de ses rêves. Encore tremblant d'émotion, il se calme peu à peu et réfléchit à ce qu'il mangera ce soir, avant d'aller se coucher. Il ne faut pas qu'il tarde trop, car il doit se rendre le lendemain à l'anniversaire de sa petite-fille. Il a promis aux parents qu'il serait présent, et ne veut pas décevoir la fillette, qui aime toujours passer du temps avec son grand-père. L'obscurité est maintenant totale, et l'on entend plus que la respiration lente et profonde du chien endormi.

You've reached the end of published parts.

⏰ Last updated: Nov 06 ⏰

Add this story to your Library to get notified about new parts!

Le Latevember 2024Where stories live. Discover now