Jour 4 - Exotique

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     On raconte que, dans les profondeurs de la grande forêt tropicale qui borde les frontières de ce monde, au-delà desquelles on ne trouve plus qu'une mer infinie, se cachent des vestiges d'une civilisation passée. De gigantesques statues de pierres s'élèvent à travers la canopée, qui semblent figurer des divinités bestiales oubliées. Les explorateurs ayant osé s'y aventurer rapportent que, dans la forêt, dense et luxuriante, ces statues sont comme camouflées par la végétation, et l'on doit leur découverte aux premiers chercheurs qui, s'étant installés sur les montagnes avoisinantes, distinguèrent depuis ce poste d'observation les dites statues dépasser d'entre les arbres. De leur aspect, très primitif, peu d'éléments sont à relever: on estime qu'elles auraient été érigées il y a plusieurs centaines d'années, et la plupart ont subi le passage du temps, n'ayant plus l'apparence que de grands blocs de pierres, solennels et muets. Mais certaines d'entre elles laissent encore entrevoir quelques formes et motifs, suggérant là un bec d'oiseau, là des écailles de poisson, et même une grande tête de dragon, dont les yeux parfaitement conservés se sont décorés au fil des siècles d'une mousse verte et épaisse, propre à susciter l'émerveillement chez les observateurs les plus imaginatifs, qui ne manqueront pas d'y voir la présence d'un esprit habitant pour l'éternité ce réceptacle de pierre.

     Si vous vous rendez dans les villages ayant pris forme à proximité de la forêt et que vous interrogez leurs habitants sur ces mystérieuses statues de pierre, on vous parlera sûrement d'une légende, dont l'origine, perdue dans le temps, remonterait également à plusieurs centaines d'années. Pour en savoir plus, il faut alors accepter l'invitation de l'indigène, partager avec sa famille le repas du soir en respectant les coutumes locales, aussi étrangères puissent-elles paraître au voyageur venu du Nord, qui ne sait pas bien comment tenir son rodrarc, cette corne ondulée qui leur sert de récipient pour la boisson, puis, une fois le dîner terminé, suivre l'assemblée et s'asseoir avec eux autour de la petite harpe angulaire qu'ils appellent là-bas firhone, dont l'armature en bois clair est décorée d'ornementations mystiques, puis écouter, un à un, les plus jeunes du groupe s'installer derrière l'instrument et en tirer des mélodies hypnotisantes, s'accompagnant parfois de leurs voix, dans des rhapsodies emportées dont l'idiome traditionnel inconnu de l'étranger achève de le plonger dans une fièvre proche de la transe, et il voit des bougies aux flammèches colorées apparaître autour de lui au fur et à mesure que le soleil tombe et que l'assemblée s'éclipse, le laissant seul avec l'ashrim, la doyenne matriarche, passeuse de contes et de légendes, dont le récit, qu'elle entame par de longs hululements tenant lieu d'invocation aux esprits anciens, se résume à peu près en ces termes...

     Autrefois, quand les dieux n'étaient pas encore descendus de leurs îles célestes, vivait un peuple prospère et harmonieux qui n'avait jamais connu que la grande forêt tropicale du sud, berceau du monde et de la vie. Ils dormaient dans ses arbres, se nourrissaient de ses fruits, buvaient l'eau de ses rivières, et respectaient ses autres habitants comme des êtres sacrés. Ils n'avaient jamais connu aucun conflit, se souciant peu de choses comme le pouvoir ou l'argent: tous étaient égaux les uns des autres, vivant de ce que la forêt leur offrait, et prêts à offrir leur corps à la forêt une fois leur vie consommée. Cette tranquillité semblait éternelle et immuable. Mais un jour, une jeune fille de ce peuple, réputée pour sa vivacité et son goût de l'exploration, s'aventura plus loin que ses compagnons au moment de la cueillette. Traversant la mangrove épaisse, elle finit par arriver à l'orée de la forêt, et découvrit une bande de terre qui donnait sur une immense étendue de plaines, de vallées et d'autres forêts dont le bout se perdait à l'horizon. Stupéfaite de sa découverte, elle alla en répandre la nouvelle parmi les siens. Tous la traitèrent de folle, ne croyant pas un mot de ce qu'elle racontait. Mais, comme elle persistait dans ses récits, ils finirent par décider de la bannir de leur communauté; elle était condamnée à vivre seule, dans les profondeurs encore vierges de la forêt. Au cours de son exil, elle fit la rencontre d'un démon qui lui proposa un moyen de se venger de son peuple, à condition qu'elle renonce à son âme. Sa rage et sa rancœur étaient telles qu'elle accepta le marché. Le démon transforma alors la fille en bête féroce dénuée de raison, et fit de même avec tous ses congénères, mettant la forêt à feu et à sang. Mais les dieux, témoins de la situation, y mirent fin en pétrifiant le démon et toutes les créatures qu'il avait engendrées. Le calme revint, et les âmes du peuple jadis florissant quittèrent la forêt pour n'y laisser que des monstres changés en pierre.

     Rares sont les explorateurs ayant pu voir de leurs yeux ces statues de pierre, mais d'aucuns d'entre eux témoigne de la présence désagréable qui émane d'elles. Il va sans dire que de tels monuments ont nécessité une technologie des plus avancées pour être érigés. Mais, à ce jour, aucune trace de leur fabrication n'a été retrouvée, ni d'un quelconque peuple ayant pu les construire. Le climat tropical étouffant et les précipitations rendent les fouilles plus que difficiles, et l'on peut espérer que de nouvelles méthodes permettront à l'avenir d'en savoir plus sur leur genèse. Cette étrange légende, à laquelle on ne saurait donner aucun crédit, continue pourtant à habiter le voyageur, qui, sur le chemin du retour, s'imagine ce qu'à dû ressentir la jeune indigène, en contemplant pour la première fois les paysages que surplombent la forêt, rêvant à tout ce qu'elle aurait pu explorer en parcourant le vaste monde...

Le Latevember 2024Where stories live. Discover now