Chapitre 2

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Éloïse n'a jamais été de nature à dire non, à rien ni personne. Piège dans lequel elle accepte de tomber avec plaisir,elle a beaucoup trompé, beaucoup menti, peu construit, mais se satisfait des plaisirs que lui procure le quotidien. Elle n'envisage pas grand chose et fait preuve d'une habileté remarquable pour se rattraper aux branches les plus proches, qui menacent en permanence de se casser à force de déceptions. Elle chérit sa liberté de mœurs et n'entrevoit les conséquences de sa légèreté qu'à travers un flou artistique dont elle ne s'inquiète que très moyennement. Elle supporte et entend les conseils et les reproches avec le sourire, considérant avec sérénité qu'une perte n'est jamais rien d'autre qu'un nouveau départ. Sa vie lui plaît ainsi, jonchée de renouveau permanent, elle joue l'équilibriste de comptoir. Elle commence beaucoup, n'achève jamais rien, et se drogue à l'adrénaline des débuts. Elle ne se donne pas le temps de se lasser, car déjà elle n'aura pas dit non à quelqu'un d'autre, à quelque chose d'autre, et se sera lancée avec frénésie ailleurs.Loin. Elle aime les gens en général, sa famille en particulier,perd tous ses petits boulots en souriant, et se plaît à répéter sa philosophie de vie en permanence : manger peu, boire beaucoup, baiser, et emmerder les cons.

Elle a bien conscience qu'à manger trop peu et boire trop, il lui arrive régulièrement de se réveiller le matin à côté d'un con à qui elle n'aura pas dit non. Elle travaille alors intensément à oublier ce faux pas, en buvant vraiment beaucoup et ne mangeant plus du tout. Petite brunette fine, au visage déterminé, sévère et attirant, elle ne s'attarde pas sur sa courbe de poids, qui tire dangereusement vers le bas, ni sur l'état de ses fringues. Elle cache sa poitrine inexistante sous un cuir noir un peu trop grand, se maquille à peine, sort sans soutien-gorge, les cheveux simplement relevés en arrière. Elle les détache seulement les soirs où elle est décidée à rentrer accompagnée. Ses grands yeux noirs font ressortir la pâleur de sa peau, et ses pommettes saillantes. Elle ale foie de la jeunesse et le goût de la fête, elle s'est habituée à dormir partout, n'importe où, et se plaît à prendre le temps,avant d'ouvrir les yeux, d'imaginer l'endroit où elle a atterri.Elle sent, elle touche, elle tente de se souvenir, elle regarde enfin, puis s'en va. Elle a bien connu deux trois réveils honteux,sur un banc, sous un banc, mais elle les a oubliés depuis longtemps.

Ainsi, ce matin, rien ne lui semble inhabituel quand, encore toute engourdie d'un sommeil artificiel, elle réalise qu'elle n'est pas dans son lit. Elle ne saurait d'ailleurs pas dire depuis quand elle n'a pas dormi dans son lit. Elle laisse la lumière passer entre ses paupières à demi-closes. Il doit être au moins midi. Ses bras cherchent lentement une présence hypothétique à ses côtés.Personne. Les draps sont doux, ils sentent bon, pas de fragrance masculine ou de relan d'une nuit d'alcool et de sexe. Ça sent le fruit. Ça sent le lait de coco. « Merde, je suis dans un lit de fille. » Trop empaffée pour s'étonner réellement, elle commence sérieusement à se demander si, la veille au soir, elle n'aurait pas dit oui à une fille. « Au moins, j'aurai essayé. » Elle trouve cela un peu dommage d'avoir totalement oublié. « Trop con. Peut-être que ça m'a plu. »Du coup elle se concentre, autant que faire se peut, et rembobine la cassette. « Hier soir... » Rien. Ça l'agace. Il est temps d'ouvrir les yeux, de procéder à un rapide tour du paysage,piquer deux ou trois trucs utiles ou non, et mettre les voiles.

Plafond blanc, lumière crue, rien d'anormal. Table de chevet gris patiné, murs taupe, cet endroit sent le fric à plein nez :tout y est lisse, propre, soigné, aseptisé. Le linge de lit est assorti avec goût et sobriété à l'ensemble. Ni trop, ni pas assez.C'est en s'adossant au mur qu'elle réalise à quel point la pièce est immense : le petit recoin dans lequel son lit est encastré ne lui permet pas d'en voir la totalité. Sur le mur de gauche, juste à côté de la porte, un porte-manteau, à son nom. Y est accrochée une tenue complète, propre, lavée, repassée. « Bien aimable. » Elle ne cherche pas à comprendre, il y a bien longtemps qu'elle a arrêté de comprendre quoi que ce soit, le matin. Elle se changera plus tard. En posant un pied au sol, le droit, toujours, elle s'enfonce dans une moquette moelleuse et accueillante. « Je pourrais dormir par terre. » Elle s'extirpe de son petit recoin, lentement, elle compte bien traîner un peu. Son regard balaie la pièce plus vite qu'il ne faut de temps pour le dire. Construite en forme de L, la chambre semble se dérouler à l'infini, sur des dizaines de mètres. Dans son dos, son lit, à sa droite, un lit bordé à l'identique, longeant le mur de la pièce,encore trois lits, deux superposés, un tout seul, au bout. « Un dortoir. C'est un dortoir. » Cinq couchages en tout, auxquels sont associés cinq porte-manteaux, cinq tenues féminines,identiques, neuves, propres, lavées, repassées. Ses pensées se heurtent à l'énorme lustre qui pend mollement au plafond, noir et gris, discret et criard à la fois. Le luxe du très peu, très cher.Appuyée au coin de ce L majuscule, elle ré-envisage sérieusement sa soirée de la veille. « Aurais-je fini ma nuit dans une orgie de milliardaires ? » Elle cherche les restes potentiels d'une nuit de débauche et d'argent, du champagne, des verres, des capotes, rien. Rien, sauf le lit du fond, dont les draps remuent.

Elle s'avance sur la pointe des pieds, s'enfonçant dans la moquette, silencieuse comme un chat. Partir sans bruit, c'est sa spécialité. Elle s'arrête à un pas du lit, gênée mais curieuse,et observe la femme qui semble y dormir encore profondément. La quarantaine, elle ronfle légèrement, allongée sur le ventre, une jambe sous les draps, l'autre dessus, pour prendre le frais. Ses cheveux n'ont pas trop de couleur, du ni châtain ni brun, du trop décoloré recoloré sans doute ; ils s'étalent sur son visage dont Éloïse ne distingue pas les traits. Toute en formes, pour ne pas dire rondelette, sa tenue oscille entre le trop petit et le trop vulgaire. Son débardeur lui remonte jusqu'au milieu du dos tandis que son short en jean semble appartenir à une adolescente. A l'aise dans les bras de Morphée, elle s'y vautre avec plaisir. Sans s'étonner de rien, Éloïse consulte le porte-manteau à son nom.Fanny. « Salut, Fanny. » Elle s'éloigne, trouvant peu d'intérêt à observer quelqu'un en train de dormir, constatant dans le même coup qu'elle ne l'a jamais fait auparavant. Dormir avec quelqu'un, c'est partager un sommeil dont elle veut l'intégralité.Le lit le plus proche du sien est vide, ainsi que celui du bas appartenant à l'ensemble superposé. Elle grimpe à l'échelle,décidée à découvrir tous les êtres vivants de la pièce. Une jeune femme, brune, simple, s'y repose, malgré les soubresauts que ses membres font régulièrement. Elle transpire l'angoisse et la nervosité, même le sommeil paraît une épreuve à surmonter. Le visage dégagé, elle fronce régulièrement les sourcils, durcissant d'un coup un visage pourtant fin et plaisant au regard. « Elle a peur. » Rongée par le stress jusque dans ses rêves, on la réveillerait presque pour l'en délivrer. Mais allez savoir ce qui la ronge lorsqu'elle est réveillée. D'un bond Éloïse regagne la moquette, sourit instinctivement à son contact chaleureux, et consulte à nouveau les portes-manteaux nominatifs. Les deux côte à côte, pour les deux lits superposés, elle ne sait quoi est à qui.« Eugénie ». « Marianne ». « Elle aune tête d'Eugénie. » Elle a tout vu désormais, rien à prendre, à part le lustre mais ça serait trop voyant, et la tenue repassée qui ne lui plaît pas. Il est temps de décoller. Elle ouvre la porte et quitte la pièce, l'incompréhension sous le bras.

La maison des Guidés (sous contrat d'édition)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant