CHAPITRE UN

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        Je ne me suis jamais considérée comme une personne « dépressive », même si ce qualificatif perd parfois de son sens. Une simple tristesse ou fatigue peut se traduire en dépression, dans le langage courant. Je pensais que mes parents employaient aussi ce second degré, jusqu'à ce que je me retrouve dans le bureau d'un psychologue. C'était surtout ma mère qui m'avait poussé à prendre ce rendez-vous. Selon elle, je me "referme trop sur moi-même et coupe toute communication" depuis quelques temps, ce que je n'arrive toujours pas à comprendre. J'ai tout de même accepté de me rendre chez un « spécialiste », pour lui prouver une bonne fois pour toute que je n'ai absolument rien à me reprocher. Voilà comment je me suis retrouvée dans ce cabinet du centre ville, et dont la décoration classique me renvoie tout droit dans un film des années 60. Rien que l'imposant bureau en bois massif ne me dit rien qui vaille concernant le prix de cette séance. Au moins, je peux être sûre de ne pas remettre les pieds dans ce bureau de si tôt. 

_ Alors... Danah, lit-il sur son planning plutôt chargé. Que puis-je faire pour vous ?
_ Votre travail peut-être ? 

Je viens peut-être de le murmurer un peu trop fort, mais au moins, il sait que je ne veux pas être ici. Toutefois, M. Walsh ne semble pas surpris par mon mécontentement et m'invite à m'asseoir en face de son bureau. Dieu merci, je ne suis pas à moitié allongée sur un sofa. J'ai toujours trouvé ce travail d'introspection plutôt ridicule. Et même si je suis sur le point d'y procéder, je sais déjà que cette séance ne me sera d'aucune aide. Tout simplement parce que je n'en ai pas besoin, d'aide. Je vais parfaitement bien, malgré que je sois la seule à le penser. Heureusement que le ridicule ne tue pas. 

_ Vous n'avez aucune idée de la raison pour laquelle votre mère a pris ce rendez-vous ? reprit-il même s'il semble déjà connaître la réponse.
_ Non.... enfin, si, je me reprends. Depuis que j'ai quitté le lycée, elle pense que je passe beaucoup trop de temps seule, dans ma chambre, et que je ne sors plus autant qu'avant. Elle dit aussi qu'on ne communique plus.
_ Et vous, qu'est-ce que vous en pensez ? 

Concrètement ? Je pense tout simplement que mon choix la dérange. Le fait que je ne veuille pas aller à l'université et suivre le train de vie classique l'agace, c'est évident. Mais je me contente de hausser les épaules, pressée que cette séance se termine. M. Walsh n'insiste pas.
_______

_ Alors ? me demande ma mère lorsque j'ouvre la portière de sa voiture, côté passager.

Elle me regarde intensément, comme si elle attend déjà un réel changement de ma part. Son excitation me vexe quelque peu. On dirait qu'elle veut me réparer, ou plutôt me modifier. C'est ça : je suis un diamant brut que ma mère veut tailler en petite fille modèle, sage et studieuse. Le problème c'est que je ne serai jamais cette fille-là, mais elle n'arrive toujours pas à l'admettre. Je me contente de lui adresser un bref regard avant de le concentrer sur la route. Ma mère déteste quand je fais ça et j'en ai bien conscience. Je veux lui envoyer un petit pic pour lui prouver qu'elle a gaspillé son argent pour rien puisque je ne suis pas prête de changer. Je me sens très bien ainsi, pourquoi devrai-je changer ?

J'observe les rues défiler sous mes yeux. C'est bientôt l'heure de pointe mais bizarrement, j'aime bien ce moment de la journée. J'aime le monde et son activité. Le centre-ville est beaucoup plus actif que là où j'habite ce qui le rend moins ennuyant. La voiture s'arrête au feu rouge ce qui me permet de porter mon attention sur l'immeuble qui se trouve en face. Sur sa façade est tagué en lettres majuscules "L'ART N'EST PAS UN CRIME". Cette citation me fait sourire. J'ai toujours été passionnée par les artistes de rue, tels que Banksy ou Shepard Fairey, même si ce sont mes seules références. J'aime la façon dont ils utilisent l'architecture et la culture urbaine pour diffuser leurs pensées.

Dès que ma mère arrête le contact, je m'empresse de détacher ma ceinture et de descendre rapidement du véhicule. Le trajet s'était fait en silence, je n'ai rien à lui dire de toute façon. Au moins, on est toutes les deux d'accord sur le fait que l'on manque cruellement de communication, c'est déjà ça. On habite dans un quartier calme de Londres, loin du monde et de l'agitation du centre ville. Ici, il n'y a que de simples petites maisons, toutes identiques. Le quartier paisible de la petite famille modèle quoi. Sauf que notre famille est loin de l'être, malgré le renom de mon père. Il est architecte et s'occupe des chantiers les plus importants de la capitale. Ma mère avait quitté son poste d'infirmière pour nous élever, moi et mon grand frère, Dylan, dès sa naissance.

Dylan est devenu un sujet tabou, depuis que mes parents ont dû l'envoyer en centre de désintoxication. Nous sommes les seuls au courant de sa situation, et ma mère camoufle son séjour en simples «vacances». C'est à ce moment-là que je me suis rendue compte à quel point le regard des autres l'importe. Tout ceci n'a aucun sens à mes yeux. Peut-être que c'est pour cela que l'on arrive plus à tenir une conversation : je ne la comprends plus. Nous ne sommes plus sur la même longueur d'onde désormais.

Je ne m'attarde pas au rez-de-chaussé et monte directement dans ma chambre. Ce rendez-vous n'était qu'une perte de temps de toute façon. Je sors mon téléphone portable avant de vérifier l'heure. 17H34. Cette séance avait été plus rapide que prévu finalement. J'ouvre mon ordinateur portable lorsque ma génitrice entre dans la pièce. Elle regarde mon ordinateur d'un mauvais œil pendant que je le referme. Ma mère a le don de donner des ordres rien que par le regard. Je comprends alors que j'en ai pas encore fini avec elle, et qu'elle veut savoir comment la séance s'est déroulée.

THE FORTH FACEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant